To Jean-Jacques Ampère (fils d'Ampère)   16 août 1832

[387] Clermont 16 août 1832

Cher ami, je te remercie bien de la lettre que tu m'as écrite et je te prie de faire mille et mille remerciements de ma part à Mme Récamier au sujet de l'affaire du notaire. J'éprouve toujours les mêmes dérangements ; aujourd'hui, je suis dans la période de diarrhées et de coliques ; elles passeront promptement et je serai ensuite dans l'état contraire. Par-dessus le marché, j'ai pris mal à la gorge. Tout cela n'a rien d'inquiétant, mais exige, je crois, pour bien guérir, le parfait repos dont je jouis, mieux logé, mieux soigné que je ne pouvais le prévoir. Cette considération, jointe à l'appréhension d'aller à Paris qu'a redoublée de voir, dans le dernier journal arrivé ici, une augmentation de 15 dans le nombre des morts. Cela m'a décidé, après force hésitations, à écrire à M. de Mussy pour qu'il me fasse remplacer aux examens de l'école Normale : examens que j'aurais tant désiré de faire, surtout celui que je devais présider parce qu'il était sur l'application de l'algèbre à la géométrie.

Une fois remplacé pour ces examens et le reste de mes rapports faits et renvoyés à Paris, je pourrai, je pense, rester ici une bonne partie du mois de septembre. Sais-tu ce qui en résultera ? Que j'irai à Paris avec un volume contenant un abrégé complet de mathésionomie ; c'est le nom que M. Gonod m'a[388] proposé de substituer à celui de mathésiologie. Et il a mille et mille fois raison ; car ce sont les lois des connaissances humaines et leur classification naturelle, comme la phytonomie, la zoonomie et d'antres sciences du troisième point de vue (la mathésionomie est le troisième point de vue de la pédagogie), [qui] sont les lois et la classification naturelle des végétaux et des animaux. N'est-ce pas comme un coup de cette Providence qui, me destinant à faire cet ouvrage, m'a fait aller à Hyères pour en concevoir l'idée, m'a rendu malade l'année passée, pour me forcer à rester seul à Aix, pendant que M. Naudet parcourait le pays, pendant huit jours, afin d'y découvrir les divisions dichotomiques sur lesquelles tout repose, et enfin m'effraye du choléra pour que je reste à Clermont chez l'homme fait exprès pour faire passer sur le papier ce que je n'ai que la faculté d'exprimer de vive voix quand ma tête s'est montée ! Il n'y a à tout cela qu'une chose fâcheuse, mais qui l'est beaucoup pour moi, c'est de rester si longtemps sans te voir, sans pouvoir causer avec toi et de ce dont je suis tout plein, et de ce dont tu t'occupes toi-même ? ça été comme un coup de poignard pour moi de voir dans un journal que M. Matter a eu le prix sur l'influence réciproque des mœurs ; j'ai concentré ce dépit dans mon coeur, ne sachant si tu voulais cacher que tu eusses concouru, ou si tu ferais imprimer ton mémoire comme je le voudrais bien.

A ce propos, je te rappellerai qu'on m'a dit avec de grands éloges que ton discours d'ouverture à la Faculté de Paris avait paru dans la Revue des Deux Mondes et que je n'en ai point d'exemplaires à part, comme tu avais promis de m'en envoyer.

[389]Si tu en as, de ces exemplaires, envoie-m'en ici quelques-uns, je t'en supplie, chez M. Gonod, place de Jaude, n° 52, à Clermont (Puy-de-Dôme). Que j'en puisse donner du moins un à cet excellent M. Gonod qui lit avec tant de plaisir ce que tu as mis dans la Revue des Deux Mondes sur ton voyage dans le Nord. Tu as là un homme qui s'intéresse si vivement à toi, et apprécie si bien ce que tu écris ! Quel dommage qu'il n'ait pas fait partie de la commission qui a été préférer M. Matter ! Il tient à ta disposition une chambre toute semblable à la mienne, et a le plus grand désir que tu viennes un peu l'habiter ; je suis sûr que tu serais content d'avoir fait connaissance avec lui. Tu sais qu'on peut affranchir les imprimés à la poste à un sou par feuille pour tous les départements.

Voici maintenant ce qui me rendrait le plus heureux des hommes. Tu viendrais ici au mois de septembre ; bien entendu que je payerais ton voyage. Nous y passerions ensemble le temps que tu pourrais me donner. Nous irions ensemble voir les volcans de l'Auvergne. Tu me montrerais et m'expliquerais les traces de ces grandes catastrophes, toi qui as étudié tout cela autrefois. Quant à ton retour à Paris, il ne nous coûterait rien, puisque tu sais bien que la poste prend le même prix qu'il y ait deux personnes dans la calèche ou qu'il n'y en ait qu'une.

[390]Je retrouverais le bonheur d'Hyères et tu reverrais ces belles montagnes d'Auvergne ! Je ne serais pas seul à mon retour à Paris, j'y retournerais avec toi ! Ce sera un grand bonheur pour moi si tu m'écris, et écris-moi toujours un mot de suite, que je ne me suis pas trop flatté en l'espérant. Je viens de penser que, dans la course aux volcans d'Auvergne, nous serions dans le cas de mener avec nous quelques géologues ; qui sait peut-être, un de tes amis amateur des montagnes et de l'ancien monde qui serait venu pour cela avec toi de Paris ; peut-être un ingénieur, ancien élève de l'école Polytechnique, qui m'a déjà proposé le voyage ! Alors, comme nous nous servirions de la calèche pour aller d'ici au pied des montagnes et que M. Naudet m'a fait laisser à Paris le coussin du banc de devant, sans lequel on ne peut s'asseoir que sur le banc de derrière, seulement deux personnes, je voudrais que tu demandasses ce coussin à Albine et que tu le misses à la voiture qui t'amènera avec ton paquet après l'avoir fait arranger à la maison dans une enveloppe de toile quelconque.

Du 17 août - Le dérangement qui me tourmente va moins bien aujourd'hui qu'hier, et j'ai eu assez de coliques ; mais patience, le repos et le bon régime me guériront de reste ! Voici deux choses dont je te prie instamment,[391] La première de t'assurer auprès de M. de Mussy, ou, si tu ne peux le voir et que M. Guignault le sache, auprès de ce dernier, si mon remplacement pour les examens a eu lieu et quel est le remplaçant, afin de me l'écrire dès que tu le sauras et que je sois tranquille à cet égard. Voici la seconde que je te supplie de ne pas négliger. Je ne me le pardonnerais jamais. Le retour de M. Naudet à Paris a été hâté parce qu'il a appris que sa sœur était frappée du choléra ; quoiqu'on lui eût écrit qu'elle allait mieux, cela était bien inquiétant. Il m'avait promis, en me quittant, de m'en donner des nouvelles dès son arrivée à Paris ; voilà plus de huit jours et je n'en ai point reçu. Je te prie en grâce, va chez lui, rue de la Harpe, presque en face de la rue de l'école de Médecine, dans la maison où est le grand magasin de librairie de feu M. Levrault, qu'il sache l'intérêt que j'y prends, celui que tu y prendras sûrement, et écris-moi tout de suite des nouvelles !

Adieu, cher et excellent fils, embrasse pour moi tous ceux que nous aimons, fais qu'Albine me pardonne de n'avoir pas encore pu trouver un moment pour répondre aux deux lettres que j'ai eues d'elle à Moulins, il y a quinze jours ! Ton papa t'embrasse mille fois de toute son âme. A. Ampère

[392]Monsieur J-J Ampère, maître de conférence à l'école normale rue du Bac, n° 100, à Paris, faubourg Saint-Germain

Please cite as “L784,” in Ɛpsilon: The André-Marie Ampère Collection accessed on 26 April 2024, https://epsilon.ac.uk/view/ampere/letters/L784