To Julie Carron-Ampère (1ère femme d'Ampère)   25 février 1802

[1478] Du jeudi soir. [25 février 1802]

Il y a eu aujourd'hui 8 jours à trois heures que j'ai quitté ma bonne amie. Cette semaine dont je croyais ne voir jamais la fin, est terminée. Mais que de jours je dois encore passer loin de toi ! Dans ce long espace de temps , le jour où j'ai reçu tes lettres m'a seul laissé un souvenir de bonheur. Ah ! Ma bonne amie, ne laisse jamais passer une semaine sans m'envoyer ton journal ! Que deviendrais -je livré à l'ennui qui me persécute ici ! Si je n'avais pas tes lettres que je t'écris, le talisman et le petit tableau qui me rappellent de douces pensées,[1479] tous mes jours, quand je ne reçois point de tes nouvelles, passeraient comme les jours d'un mort. Je suis occupé uniquement de choses qui ne laissent aucune trace dans ma mémoire, et rien n'est plus ennuyeux. Je cherche à voir si quelquesuns de mes collègues possèdent des qualités faites pour en rendre la société agréable. Je n'en ai encore aperçu que dans M. Mermet, le professeur d'éloquence, quoiqu'il rie sans cesse au nez de ceux avec qui il fait la conversation. Je te dirai demain un peu plus au long ce que je pense des personnes avec lesquelles je me trouve en relation ; car j'ai bien[1480] sommeil ce soir après avoir passé toute la journée à ranger des machines. Pourvu que tu aies eu un peu de repos et que tu dormes bien cette nuit, je suis content. Hélas, qu'est devenu le temps où je me reprochais quelquefois de t'avoir réveillée !

Du vendredi soir J'ai été chez M. de Bohan aujourd'hui, ma bonne amie, pour la troisième fois depuis que j'avais dîné chez lui. C'est la première fois que je le rencontre. Je ne me suis pas ennuyé chez lui à cause de ses connaissances physiques et chimiques. J'ai été de là chez M. Riboud ; il n'y était pas, je suis resté quelques temps avec sa femme et ses nombreuses \demoiselles./ Je crois t'avoir déjà dit que cette dame était aimable,[1481] mais je l'ai trouvée aujourd'hui un peu trop bavarde. J'ai passé le reste de ma journée à achever de ranger mes instruments . Dieu soit béni ! Cet arrangement est fini et ce n'est pas peu de chose. Ma bonne Julie at-elle un peu aujourd'hui pensé à son mari ? A-t-elle songé qu'il est loin d'elle, qu'il faudra trois jours avant qu'elle puisse lire ce qu'il voudrait lui dire comme autrefois : Je t'aime, je t'aime ! T'en ressouviens-tu quand tu me le disais aussi et que le son se croisait dans nos lèvres ? Quand je pense comme j'ai peu profité du temps où ce bonheur était si près de moi, je hais tous les[1482] ouvrages que j'avais entrepris, et qui m'ont tant de fois séparé de toi !

Du samedi Je viens, ma bonne amie, d'une visite où j'ai appris des particularités qui ne m'ont pas diverti. J'étais surpris que M. Berger, après m'avoir apporté ta lettre, ne m'eût pas fait une petite visite. Je m'en suis informé ce matin, et on m'a dit qu'il ne se levait que pour faire son lit depuis qu'il était ici. J'ai donc été chez lui. Il était étendu sur un long fauteuil, avec la mine d'un déterré et dans un état pitoyable. Après les premiers compliments il a mis la[1483] conversation sur Madame Beauregard, chez qui je mange. Il m'en a conté de toutes les couleurs et, pour me servir de ses expressions, elle est sage à présent parce que personne n'en veut plus. Tu conviendras, ma bonne amie, que cette découverte n'est pas gracieuse après m'être mis en pension dans cette maison. J'en veux à M. Riboud de m'avoir fait faire connaissance avec son mari. Je crois au reste que le meilleur est de ne faire semblant de rien et de me mettre à me faire apporter à manger dès que le mois sera fini. Ce qu'il y a de plus singulier, c'est que[1484] tout le monde a su à Bourg que j'avais quitté l'auberge de Renaud à cause des polissonneries qui s'y disaient et que l'on a bien ri de ma simplicité d'aller, comme dit M. Berger, me mettre chez une Catau. Voilà le beau mot dont on se sert ici ! Je n'aurais jamais cru qu'il souillât des lettres adressées à mon innocente amie. Ne crois pas au reste que je prenne ici le langage du pays ! Rien n'est plus décent que mon hôtesse. Comme elle a su la raison qui m'avait fait quitter l'auberge, elle s'observe beaucoup, et si M. Mermet que je trouve souvent chez elle, s'avise de parler un peu trop librement, elle[1485] a soin de détourner la conversation et de singer la prude. Je l'ai observée surtout ce soir, que j'étais au fait du revers de la médaille. M. Mermet m'a accompagné jusqu'à la porte de la nouvelle chambre qu'on m'a donnée au collège. Je conserverai l'autre, mais ces deux pièces sont malheureusement dans deux corps de bâtiment séparés par un jardin. Cette nouvelle chambre consiste en 4 murailles grisées, une cheminée et une fenêtre. Mon lit y est depuis aujourd'hui et j'y vais coucher pour la première fois. Comme dans l'autre chambre, je m'endormirai [1486] en y pensant à toi ; je m'y éveillerai pour penser à toi et, si je suis assez heureux pour cela, j'y dormirai en pensant à toi, et je me retrouverai en songe quelques moments auprès de ma Julie.

Je ne crois pas qu'il fût prudent de laisser traîner cette lettre jusqu'au départ de Pochon, quand même elle serait cachetée ; aussi suis-je déterminé à la mettre demain à la poste. Tu auras de mes nouvelles deux ou trois jours plus tôt . J'ai d'ailleurs, un besoin pressant de mon globe céleste et d'un catalogue des machines de physique et de leur prix, \il faut ôter le globe de son pied et les envoyer séparément, que Pochon/ les apporte de suite[1487] chez les frères Dumotiez de Paris. Si ton beau-frère ne l'a pas, faismoi le plaisir de l'envoyer chercher chez M. Mollet de ma part. Je le lui renverrai dès que je l'aurai vu. Ce catalogue m'est de la dernière importance pour une liste de machines que je dois présenter au préfet. Je t'embrasse mille fois, ma bonne amie, et tous ceux qui t'entourent. Baise le petit comme je le baiserais si je le tenais dans mes bras. J'écrirai à maman, à Marsil, à Élise, par Pochon.

A Madame Ampère-Carron, Maison Rosset, n° 18, rue Mercière, à Lyon.

Please cite as “L79,” in Ɛpsilon: The André-Marie Ampère Collection accessed on 24 April 2024, https://epsilon.ac.uk/view/ampere/letters/L79