To Jean-Jacques Ampère (fils d'Ampère)   27 mai 1834

[421] Clermont Lundi [27 mai 1834]

Mon cher fils, en recevant, en arrivant ici, ta lettre qui m'y attendait chez M. Gonod, j'ai senti plus encore le tort que j'avais eu de ne pas donner de mes nouvelles pendant mon séjour à Nevers. La mathésiologie en a profité. Heureusement qu'en arrivant à Moulins j'ai écrit une longue lettre à Albine, il y a aujourd'hui huit jours, en sorte que vous aurez eu de mes nouvelles peu de jours après le départ de ta lettre. Dans cette lettre, je lui expliquais que M. Matter m'a quitté à Moulins pour aller en Alsace, où il restera jusqu'à ce que les élections pour la Chambre des Députés aient été faites ; c'est, je crois, pour le 21 juin. Ainsi j'ai à peu près un mois à rester ici, ne pensant qu'à mon livre, et à guérir mon rhume, car je toussais beaucoup à Moulins ; mais ici M. et Mme Gonod ont tant de soin pour moi, au lait chaud sucré tous les matins, etc., que j'en serai bientôt quitte.

N'est-ce pas une chose miraculeuse que ce séjour d'un mois à Clermont, nécessité par le voyage de M. Malter à Strasbourg, à l'instant où il s'agit d'achever mon premier volume *? Deux autres circonstances, presque aussi merveilleuses, m'ont procuré d'inappréciables améliorations. D'abord, j'avais autorisé M. Gonod, avant mon départ de Paris, à mettre le bon à tirer aux trois premières feuilles de la préface. Il l'avait mis à la première et à la troisième. Heureusement qu'un que oublié par le compositeur, lui avait rendu inintelligible une des phrases de la deuxième et, sachant que j'allais [venir], il me l'avait gardée : ce qui m'a été l'occasion d'y apercevoir[422] et changer un long passage que je serais désolé qui fût resté comme il était, ce qui a tenu à si peu de chose ! Dans la nouvelle rédaction, j'ai dit à peu près le contraire de ce que j'avais dit dans la précédente, car j'étais alors dans une grande erreur.

L'autre circonstance est bien plus singulière. M. Thibaud-Landriot m'avait envoyé, au mois de mars dernier, deux feuilles d'épreuves par la poste, qui, heureusement, ne me sont jamais parvenues. Si, malheureusement, je les avais reçues alors, j'y aurais mis de suite le bon à tirer. Il ne comprenait pas pourquoi je ne les renvoyais pas ; moi, je les croyais tirées ; la chose ne s'est éclaircie qu'à mon arrivée ici. Une chose dont je n'avais soupçonné l'existence qu'à l'occasion de mes examens du mois d'avril à Paris, un récit que M. Gonod m'a fait d'une bêtise d'un ancien professeur de Clermont mort depuis une douzaine d'années, ont tout à coup développé en moi une de ces séries d'idées qui changent, jusqu'à un certain point, la face des choses. De là, deux additions des plus précieuses à ces feuilles que la perte invraisemblable qui s'en est faite à la poste a empêché de tirer dans le temps, et le transport, dans la dernière de ces deux feuilles, de près de trois pages d'une ancienne addition qui y sont aussi bien placées qu'elles l'étaient ridiculement là où je les avais mises, au milieu d'une suite d'idées qu'elles interrompaient entièrement : précisément, parce que croyant tirées les feuilles en question, je ne voyais de possibilité à les mettre où elles devaient être.

Ajoute à toutes ces heureuses circonstances[423] la présence de M. Gonod pour écrire les idées à mesure qu'elles me venaient. Aussi tout cela est-il déjà fait. Je suis à jour et l'impression de mon premier volume sera entièrement terminée cette semaine. Je garde le tableau pour la fin, parce qu'il y a encore un vers, charmant d'ailleurs, mais qui n'exprime pas du tout ma pensée sur l'objet de la science qu'il désigne. M. Gonod a tranché, sans qu'il y eût, suivant lui, le moindre doute, la question relative aux deux vers du proemium que je changeais tous les deux jours depuis deux mois (2). Il y a quatre ou cinq jours qu'Albine a dû recevoir ma lettre de Moulins, où je lui disais de m'écrire à Clermont-Ferrand chez M. Gonod, place de Jaude, n° 52. Je commence à mon tour à m'inquiéter de ce qu'elle ne m'écrit pas. Qu'elle ne cherche pas par là à me cacher quelque malheur ; il faudrait toujours que je le susse tôt ou tard, et j'aurais de plus tous les tourments de l'imagination qui se met à en supposer. Il n'y a sortes de craintes qui ne me soient venues l'autre nuit sur un retour inattendu de M. Ride. Je prie en grâce qu'on m'écrive à ce sujet, si ma lettre écrite la veille de mon départ a bien été mise à la poste, et non pas sottement confiée à l'occasion par laquelle Albine doit lui écrire. Deux sûretés valent mieux qu'une, surtout dans ces choses-là. Et, d'ailleurs, une occasion est toujours exposée à des retards, à des négligences.

Les nouvelles que tu me donnes de vos santés à tous et celles de ton cours, m'ont fait [beaucoup] de plaisir. Il est empoisonné par les malheurs d'Henri ; je prie bien qu'on me tienne au courant,[424] tantôt toi, tantôt Albine, de tout ce qui le touche, tant sous le rapport de sa délivrance, que sous celui de l'arrangement heureux ou malheureux de ses affaires et celui de sa santé. Tu me feras tant de plaisir de me tenir au courant de toutes tes leçons ; Albine devrait bien me rendre compte de toutes celles auxquelles elle pourra assister.

Je te raconterai, quand je te reverrai, une petite anecdote qui prouve combien M. Gonod t'aime et pense à toi. Lui et Mme Gonod m'ont chargé de tant de choses aimables pour toi, que je n'en finirais pas si je voulais les écrire. Embrasse bien tendrement pour moi Albine et ma sœur ! Mille compliments à ma cousine et à nos amis ! Tout ce qu'il a de plus [sic] et de plus empressé pour toute la famille Carron ! Tâche qu'ils ne m'en veuillent pas d'avoir été si longtemps sans donner de mes nouvelles à Albine, quoi qu'élise m'eût fait promettre d'en écrire de Nevers. Tu sais de quelle tendresse ton papa t'embrasse. A. Ampère

rue de Grenelle-Saint-Germain, n° 52, à Paris

Please cite as “L809,” in Ɛpsilon: The André-Marie Ampère Collection accessed on 25 April 2024, https://epsilon.ac.uk/view/ampere/letters/L809