To Julie Carron-Ampère (1ère femme d'Ampère)   28 février 1802

[1471] Du dimanche [28 février 1802]

S[ain]t-Didier est arrivé hier ici, ma bonne amie ; je l'ai vu ce matin : il part demain. J'ai dîné chez M. de Bohan, qui m'a raconté ses malheurs, et la mort de sa femme. Il m'a fait pitié. Depuis dix ans il n'y a plus de bonheur pour lui, je lui ai vu des larmes dans les yeux qui faisaient un contraste singulier avec son air dur et franc de militaire. Elle est morte des chagrins que lui a causés l'emprisonnement[1472] de son mari, toujours menacé de la mort pendant près d'un an.

En sortant de chez M. de Bohan, j'ai été chez Pochon ; je croyais y trouver une lettre dont j'avais bien besoin ; ah, bien besoin, après huit jours d'ennui ! Pochon n'est pas venu. Je suis sorti pour me promener pour la première fois hors de la ville ; j'ai passé la rivière sur un pont et je l'ai côtoyée sur la rive opposée à la ville. Ce sont de vastes prairies coupées de canaux, charmantes dans ce temps-ci, mais fangeuses et puantes dans les grandes chaleurs, où les canaux sont à sec. Je suis revenu par la belle allée de peupliers d'Italie \dont je t'ai déjà parlé./ Ainsi, après être sorti par la porte de Mâcon, je suis rentré par celle que je t'avais indiquée sous le nom de porte de l'Ain, parce qu'elle conduit du côté de cette rivière, et qui s' appelle réellement porte des Halles. Je vais[1473] à présent chez les frères Goiffon, horlogers, qui essayent de raccommoder la machine pneumatique de l'école. Je retournerai ensuite chez Pochon, où je trouverai une lettre de toi.

Je viens de chez Pochon, ma bonne amie ; je n'ai point trouvé de lettres \ni/ de nouvelles de ma Julie. Il m'a dit qu'il avait rendu ma lettre, et, ce qui me rassure un peu, c'est qu'il aurait probablement su que tu étais malade si c'était cette cause qui t'avait empêchée de m'écrire. Ainsi j'aime encore mieux penser que c'est que tu ne penses plus à moi et que tu as oublié le journal que tu m'avais promis et qui du moins m'aurait donné quelques moments de plaisir. Il n'y en a plus app à présent pour moi. Je sais que c'est ma faute. Mais pourquoi as-tu si tôt cessé de[1474] t'occuper de moi ? Quand je désirais en te quittant que tu cessasses de te tourmenter, je ne savais pas d'être si tôt exaucé !

Je ne sais ce que je viens de t'écrire ; je suis bien fou et bien injuste ! Mais je laisserai partir ce que j'ai écrit dans mon premier mouvement, afin que tu voies bien toute mon âme. Je vais porter chez le préfet un avis à imprimer annonçant que mon cours s'ouvrira le 21 ventôse, c'est-àdire dans dix jours. Bonsoir, ma bonne amie, je ne t'écrirai plus peut-être aujourd'hui ; car j'ai bien mal à la tête. Bonsoir, dors bien, dors bien ! Je continuerai demain mon journal. C'est toi qui m'as donné le talisman, c'est toi qui m'as tant de fois[1475] rendu heureux ! Comment ai-je pu me résoudre à quitter Lyon !

En revenant de souper je me suis amusé à faire des vers sur la situation d'un homme que sa femme n'aimerait plus. Ah, ce n'est pas la mienne, n'est-ce pas, ma bonne amie ; mais ce sujet m'agréait ce soir. O toi ! Toi pour qui je respire, Toi qu'en ces lieux j' appelle en vain. Quand loin de toi mon cœur soupire, N'est-il plus entendu du tien ? Je vis loin de toi. Mon absence n'a-t-elle point troublé ton cœur ? Ne pourrais-je par ma présence rien ajouter à ton bonheur ? S'il est ainsi, ma dernière heure Peut sonner sans m'épouvanter. Auprès de ma sombre demeure Quelquefois tu viendrais pleurer. Le chagrin que m'avaient causé mes espérances trompées au sujet de la lettre que j'attendais aujourd'hui, a pourtant fait place à quelques salutaires réflexions. J'ai pensé que tu étais peut-être un peu[1476] malade et que tu n'as pas voulu me le faire écrire de peur de m'inquiéter. Ah, il eût mieux valu encore que je fusse un peu inquiet, même beaucoup. Toutes réflexions faites, je vais encore faire partir cette lettre demain matin pour te prier en grâce de faire cesser toutes mes incertitudes en m'écrivant par la poste le plus tôt que tu pourras. Je te souhaite une bonne nuit et je vais me [cou]cher en embrassa[nt] ma femme qui m'aime bien, et mon petit qui appelle peut-être encore pa pa. Quand vous aurai-je tous les deux dans mes bras ?

Du lundi [1er mars 1802] Je rouvre ma lettre pour te dire que le mal de tête qui me fatiguait hier est passé, que je me porte à merveille, que je t'embrasse autant qu'il est possible à douze lieues de distance et que, toujours inquiet, je te prie de me donner[1477] de tes nouvelles et de celles du petit le plus tôt possible.

A Madame Ampère-Carron, Maison Rosset, n° 18, grande rue Mercière, à Lyon.

Please cite as “L81,” in Ɛpsilon: The André-Marie Ampère Collection accessed on 8 May 2024, https://epsilon.ac.uk/view/ampere/letters/L81