To Julie Carron-Ampère (1ère femme d'Ampère)   1er mars 1802

[1466] Du lundi [1er mars 1802]

Tu jugeras aisément, ma bonne amie, et des transports de ma joie, et de la vivacité de mes regrets au sujet de la dernière lettre que je t'ai écrite, lorsque tu sauras qu'aujourd'hui, à midi, après avoir perdu toute espérance d'avoir de tes nouvelles, puisque Pochon m'avait assuré qu'il n'y avait rien pour moi, j'ai été jeter ma folle lettre dans la boîte et, comme c'est tout près de chez Beauregard,je suis monté pour dire que j'irais dîner ailleurs. On m'a remis la lettre \tienne/. Je l'ai[1467] lue avec le sentiment que tu devines. J'ai été dîner \ensuite/ chez M. d'Avrieux qui m'avait invité et que je craignais de faire attendre. Je viens de la relire cette lettre, ou, plutôt , ces deux charmantes lettres ; je les ai jointes aux deux autres suivant l'ordre des dates afin de relire souvent ton journal et d'y trouver des consolations de ton absence et de tous les ennuis qui l'accompagnent. Je ne puis encore te donner aucun éclaircissement sur tout ce que tu me demandes à l'égard des arrangements que je prendrai. Relativement au logement, je sais bien que le préfet me donnera une permission pour que tu loges au collège ; mais je ne sais s'il faut la demander. Je pourrais demander d'être défrayé à la place, mais non pas les deux choses ; \dis-moi ce que tu penses là-dessus !/ Quant à l'aide, je n'aurai cette année que deux élèves de l'école, qui ont déjà[1468] servi d'aides à M. Tissier et qui, dit-on, s'entendent bien à la manipulation des fourneaux. Ce que tu me dis au sujet des effets, que j'ai reçus en bon état, me fait songer à t'avertir que Pochon n'arrive jamais que le dimanche entre 5 et 6 heures du soir et jamais le samedi.

Je fais tous les jours des découvertes désagréables au sujet des autres professeurs. Ce M. Mermet, qui me paraissait d'une assez douce société, est peut-être le pire de tous 1. Quoique curé, il s'était servi de son ascendant sur les esprits faibles, pour engager une très jeune personne d'une \bonne famille à/ l'épouser, et quand il a vu que les prêtres mariés étaient honnis, il l'a chassée de chez lui et l'a plongée ainsi dans la plus déplorable situation. M. d'Avrieux, au contraire, que tous les professeurs détestent, est un homme plein de moralité et même de connaissances malgré son originalité.[1469] Mme d'Avrieux, plus jeune de beaucoup que son mari, serait assez aimable ; mais elle a un défaut assez nuisible aux agréments de la société ; elle n'est que sourde, et malheur avec elle à ceux qui ont des oreilles, sa voix les déchire et semble un violon faux qui jure sous l'archet.

La mère de cette dame est si singulière, si comique, si originale que ce n'est rien que de le dire. On joue beaucoup dans cette maison ; il y avait douze personnes à dîner, un repas superbe à deux services. Du mardi [2 mars] Je viens de souper et j'ai été poursuivi des masques comme Pourceaugnac des lavements . Au reste, tu sauras que c'est ici la mode, que toutes les honnêtes femmes se masquent aussi bien que les hommes. On donne des bals masqués \déguisés/ dans les meilleures maisons. Madame de Joux en avait un chez elle avanthier, où l'on m'a dit qu'il y avait soixante personnes. Mademoiselle[1470] de Bohan y fut masquée, accompagnée de son père aussi masqué. Cet usage paraît d'autant plus comique qu'on ne sait ici ce que c'est qu'un carrosse et qu'ainsi ces belles masquées \dames costumées/ vont à pied dans les rues. Toute cette société de Madame de Joux fut ensuite au bal où l'on payait et où le préfet était masqué. J'ai été si surpris de tout cela que je te le raconte . Mais j'ai des choses plus intéressantes à te demander. Il faut que tu fasses [1260] porter la cornue de fer et le grand ballon de verre chez M. Gambier, en le priant de les vendre à celui qui les viendra prendre pour l'école centrale de l'Ain, comme s'ils lui appartenaient. Il demandera 18 francs de la cornue et 5 francs du ballon, prendre ou laisser. Il aura soin aussi de se munir du baromètre, d'un thermomètre enfermé avec son échelle dans un tube de verre[1261] et d'un tube de 8 pieds recourbé et scellé au bout de la branche la plus courte, avec un entonnoir à l'autre extrémité, pour la compression de l'air.

Je voulais aussi te demander, ma bonne amie, si tu pourrais m'envoyer un parapluie. J'ai écrit tout le jour des notes pour mon cours que j'ouvrirai le 21 ventôse, de vendredi en 8. Je finis ma journée par une plus douce occupation. J'écris à ma Julie, à tout ce que j'aime. Comment se faitil que ma petite bonne amie ne me dit pas dans ses dernières lettres si elle fait les remèdes ordonnés par M. Martin ? Elle sait bien que sa situation et les remèdes que je la prie en grâce de faire m'intéressent plus que tout le res[te.]

Deux baisers à toi et un au petit par minute ! Que je serais he[ure]ux ! Dis à Périsse que j'ai reçu sa jolie lettre ; je lui répondrai la prochaine fois. Je crois qu'il fera bien de borner toutes ses mathématiques pour le moment, à une étude constante de Lacroix. Quelque chose de particulier à Élise et à ta maman. Mille choses aux autres. Je t'embrasse. A. A[MPÈRE]

A Madame AmpèreCarron, maison Rossel, n° 18, grande rue Mercière, à Lyon.
(2) En regard de l'appréciation d'Ampère, voici, sur ce personnage, une note officielle : MERMET (Louis-François-Emmanuel), né à Nésertin (Jura), en 1763, mort à Saint-Claude en 1825. Après avoir été quelque temps professeur au collège de Saint-Claude, il entra dans les ordres, prit le grade de docteur en théologie, obtint une cure, prêta, au commencement de la révolution, le serment exigé, se maria pour sauver sa vie pendant la Terreur, puis se réconcilia avec l'Église et entra de nouveau dans l'enseignement. Il professa les belles-lettres aux Écoles centrales de l'Ain et de l'Allier, devint ensuite censeur au lycée de Moulins jusqu'en 1809 et fut nommé chanoine honoraire de Versailles en 1814. On lui doit divers ouvrages : Lettres sur la musique moderne (Bourg, 1797, in-8°) ; Leçons de belles lettres (Paris, 1803-1804, 3 vol. in-12) ; Essai sur les moyens d'améliorer l'enseignement de plusieurs parties de l'instruction publique (Bourg, 1803, in-8°) ; L'art du raisonnement présenté sous une nouvelle face (Bourg, 1805). On peut lire, sur les mœurs de Bourg au temps d'Ampère, un manuscrit inédit de l'astronome Jérôme de Lalande : Tablettes chronologiques pour servir à l'histoire de Bourg et de la Bresse, 2761-1806 (Bibi. de la ville de Lyon, manusc. fonds Costa, n° 2061).

Please cite as “L82,” in Ɛpsilon: The André-Marie Ampère Collection accessed on 25 April 2024, https://epsilon.ac.uk/view/ampere/letters/L82