To Marc-Auguste Pictet   26 décembre 1810

Paris, 26 décembre 1810
Cher collègue et respectable ami,

Comment pourrai-je excuser auprès de vous un silence qui a dû vous paraître inconcevable, et qui m'a tourmenté mille fois plus encore qu'il n'a dû vous surprendre. Je vous dirai les inquiétudes et les contrariétés que j'ai éprouvées à ce sujet. J'avais remis votre mémoire avec une note peu de jours après votre départ. On m'avait promis monts et merveilles ; une nouvelle démarche n'avait toujours produit que de belles paroles. Quand j'ai reçu votre lettre avec un projet de statut, je voulus enfin savoir où en était le mémoire, il était égaré. Il n'y a que deux jours que je l'ai retiré, tout aussi avancé que le premier jour. On m'a dit qu'il fallait le porter avec le projet au bureau de M. Dumouchel 1 ; malheureusement ce n'était pas là que je l'avais porté d'abord, car je n'ai pas encore pu me faire une idée nette de la démarcation entre les divers bureaux, entre eux et la secrétairie, etc. Sur ces entrefaits j'ai reçu la seconde lettre que vous avez eu la bonté de m'écrire, et où vous ne me faites pas les reproches que j'ai si bien mérités, et que je me fais si vivement. Cependant, mon cher et respectable collègue, que pouvais-je faire pendant ces 10 à 12 jours que j'ai été à m'inquiéter pour savoir où le mémoire égaré pouvait être, quand et comment il se retrouverait. J'ai été m'en informer bien des fois, et cela ne servait qu'à augmenter mon inquiétude, quoiqu'on me promît toujours de le chercher et qu'on m'assurât qu'il n'était pas possible qu'il se fût égaré tout de bon. Enfin je l'ai remis avec le projet de statut à M. Dumouchel qui en fera un rapport à S[on] E[xcellence], après quoi il paraît que cela sera porté au conseil pour y être arrêté définitivement. J'en ai parlé en conséquence à plusieurs des conseillers, afin qu'ils l'appuient quand il en sera question au conseil. Il y en a deux ou trois dont je suis sûr. Au reste, il est évident que le grand-maître décidera réellement à peu près seul de toute cette affaire.

Malheureusement je ne [le] vois qu'officiellement ou quelquefois le soir lorsqu'il reçoit et qu'il est à peu près impossible de parler d'affaires. Je ferai si bien cependant que je parviendrai à avoir avec lui une conférence sur ce sujet. Un grand obstacle vient de ce que cette affaire se lie à une délibération de la ville de Genève portant le vote de 6000 f. et la demande du titre de faculté, et du droit de conférer les grades, en faveur de l'école de droit. Je ne savais pas où elle était ; j'ai demandé à la voir, on l'a cherchée et trouvée tout de suite dans le bureau de M. Dumouchel. Il pense qu'il convient qu'il fasse ces deux rapports séparément à la vérité mais simultanément. Or il paraît décidé que le grand-maître n'a pas le pouvoir de créer des facultés là où le décret qui en règle l'organisation n'a pas arrêté qu'il y en eût, c'est-à-dire dans toute ville qui n'est pas chef-lieu d'un arrondissement de cour d'appel. Ainsi le titre de faculté ne paraît pas pouvoir être accordé, mais il est convenu que quand l'école actuelle, sans changer de nom, aura quatre professeurs 2, on lui accordera le droit de conférer le baccalauréat ; il paraît bien difficile d'obtenir davantage dans ce moment. Si cela suffit pour le moment à l'administration municipale de Genève 3, il serait nécessaire que vous m'en préveniez, afin que dans le cas où l'on élèverait des difficultés sur ce que la délibération semble n'accorder 6000 f. pour les professeurs qu'autant qu'ils pussent conférer tous les grades, je sois autorisé à lever ces difficultés. Je crois qu'il faut d'autant moins tenir à ce qu'on accorde la collation de tous les grades, ou seulement celle du baccalauréat, que je ne vois de véritable important que de faire constituer l'école, et de lui faire accorder des droits, il n'importe lesquels. Une fois établie, elle pourra demander davantage par la suite, et si le pays de Vaud était réuni, Genève deviendrait de droit chef-lieu d'une académie complète. A l'égard de la réunion du Valais à l'Empire, les divisions académiques suivront nécessairement les divisions territoriales politiques. Le grand-maître ni le conseil ne paraissent pas avoir le droit de réunir tel ou tel département à telle ou telle académie ; le décret portant que tout l'arrondissement d'une cour d'appel ressortira d'une même académie, il s'en suit que si les tribunaux du Valais ressortissent de celle de Lyon, le Valais dépendra de l'Académie de Lyon. Il dépendra de celle de Genève si le Valais et Genève ont une cour d'appel commune.

Je n'ai point encore pu examiner le mémoire de M. Sartou avec assez de soin pour vous en parler avec détail ; ce sera pour une prochaine lettre. Vos observations sur l'écliptique sont très justes, et il est très fâcheux que de telles inexactitudes, et celle où l'on prend l'Aude pour l'Aveyron, puissent se glisser dans l'annuaire du bureau des longitudes.

Je vous prie, mon cher et respectable collègue, d'agréer l'hommage de ma tendre amitié et de mon entier dévouement. M. Roman, plein des mêmes sentiments, se joint à moi pour vous les offrir. A. Ampère

(1) Jean-Baptiste Dumouchel (1737-1820), homme de lettres, ancien évêque de Nîmes, était chef de bureau de l'Instruction publique au Ministère de l'Intérieur.
(2) Il n'y avait en effet que deux professeurs de droit, et parfois même un seul, depuis le début du XVIIIe siècle. Les titulaires du moment s'appelaient Jacques Lefort (droit romain, depuis 1783), Pierre Girod (droit civil, depuis 1806), auxquels on avait décidé d'ajouter en 1809 un professeur d'histoire (Jean Picot) et en 1810 un adjoint pour le droit romain (Jean-Louis Lefort).
(3) Celle-ci avait réclamé en 1804 pour Genève le droit d'instaurer une école de droit, et avait décidé en 1810 d'allouer une somme de 6000 f. pour le traitement annuel des professeurs.

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