To Marc-Auguste Pictet   3 septembre 1814

Paris 3 septembre 1814
Monsieur et très honorable ami,

Je vous prie d'agréer l'hommage d'un petit écrit sur l'application de la géométrie à la détermination des proportions suivant lesquelles les divers corps et spécialement les gaz s'unissent entre eux 1. N'ayant pas actuellement le loisir de m'occuper de cette théorie, je n'ai pu qu'en indiquer les principaux résultats. Je les ai développés dans un mémoire manuscrit qui est actuellement entre les mains de Monsieur Berthollet, mais je prévois qu'avant d'en publier l'ensemble il y aura de nombreux changements à faire à ceux qui se rapportent à des corps pour lesquels on manque encore de données qui me seraient nécessaires. Ce n'est que par un grand nombre d'expériences et de calculs que je pourrais confirmer et compléter cette théorie. Au reste je n'ai cherché dans l'écrit que je vous prie d'accepter, qu'à en donner une légère idée.

Je vous adresse cet exemplaire franco, avec quatre autres que je vous remercie d'avance de remettre aux personnes auxquelles ils sont adressés. Cela ne vous sera pas difficile pour M.M. Prevost, L'Huillier et De la Rive. Le 4ème est destiné au célèbre Humphry Davy que vous avez eu le bonheur de posséder quelque temps à Genève 2. Je ne l'ai su malheureusement qu'après son départ, mais j'ai pensé qu'il vous aurait sûrement laissé un moyen de correspondre avec lui, ce dont nous sommes absolument privés à Paris. C'est ce qui m'engage à vous prier, lors même que vous ne pourriez lui envoyer ce petit mémoire, de lui faire parvenir la lettre ci-jointe, qui pourra l'accompagner s'il vous est facile de les lui faire passer l'un et l'autre. J'ai reçu une lettre de cet homme qui a placé à un âge si peu avancé son nom parmi ceux des savants les plus illustres, et ignorant la manière de lui écrire je n'ai pu lui répondre dans le temps. J'ai lu avec un extrême plaisir la note sur l'iode insérée dans le dernier cahier de la Bibliothèque Britannique 3. Il va paraître dans les Annales de Chimie un mémoire de M. Gay-Lussac * qui contient une foule de nouveaux faits extrêmement remarquables sur l'iode et le chlore, qui a été lu à l'Institut le mois passé en quatre séances différentes 4, et où je trouve la théorie générale la plus exacte qui ait paru jusqu'à présent sur la chimie, avec les changements nécessaires à la nomenclature actuelle. Celle de Monsieur Davy peut être excellente d'après le génie de la langue anglaise, mais elle ne saurait s'adapter de même à la nôtre. Je vous demanderai même la permission de vous faire à ce sujet une observation qui semble bien minutieuse, mais qui est justifiée par l'intérêt de la science, et vous savez que rien n'est plus important après les bonnes théories, qu'un système de signes dont toutes les parties soient en harmonie.

J'ai vu avec peine que, contre la règle établie dans le temps de la première réforme du langage chimique par Lavoisier et que l'usage a depuis consacrée, de donner le genre masculin aux noms de tous les corps simples, et de réserver le genre féminin aux composés, c[omme] les pierres et les substances végétales ou animales, les gommes, les résines, l'albumine, la fibrine, la gélatine, on ait nommé dans la Bibliothèque Britannique un corps simple la chlorine 5, comme pour le rapprocher de ces divers composés, et le séparer de l'oxygène et du soufre dont les noms sont également masculins, et dont il semble réunir les propriétés comme il résulte du beau mémoire de M. Gay-Lussac sur cette substance et sur l'iode. Vous savez que c'est cette considération qui a déterminé les chimistes à nommer le platine un métal appelé auparavant la platine. Cette règle ne peut avoir lieu en anglais, où les êtres inanimés n'ont pas de genre. Je ne crois pas qu'en français on puisse jamais employer d'autres expressions que le chlore, l'iode et le fluore. A l'égard du nom de l'iode, il était généralement adopté à Paris longtemps avant que Monsieur Davy nommât ce corps en anglais iodine, nom qui dans notre système de nomenclature rappelle l'idée d'une substance pierreuse composée.

Enfin Monsieur, [illeg] très cher et très honorable ami, si vous me permettez d'étendre ces réflexions autant que me semble l'exiger l'intérêt de la science dont une double nomenclature aurait bientôt fait un chaos, surtout dans un ouvrage qui comme la Bibliothèque Britannique exerce une influence si justement méritée, je vous ferai vous-même juge s'il est possible, dans des ouvrages écrits en français, de donner à ce qu'on appelle vulgairement sel marin un autre nom que celui de chlorure de sodium. Vous savez que je disais chloride, mais je n'avais point alors assez réfléchi sur l'extrême analogie des chlorures avec les sulfures dont ils se rapprochent par les caractères les plus frappants, caractères qui les séparent presqu'absolument des oxides, ces derniers pouvant seuls former des sels avec les acides proprement dits. Les chlorures, comme les nomment M. Gay-Lussac et à présent tous les chimistes de Paris, ne présentant jamais cette singulière propriété des oxydes de saturer plus ou moins complètement les acides en se combinant avec eux.

Je vous demande mille fois pardon, cher et honorable ami, de vous entretenir si longuement d'un pareil sujet. Mes motifs et l'amitié que vous avez eu la bonté de me témoigner m'autorisent à compter sur votre indulgence. Je serais très reconnaissant si dans le cas où vous ne désapprouveriez pas ces considérations vous daigniez les communiquer à l'habile professeur 6 qui rédige les articles de chimie du premier de tous les journaux scientifiques. Je m'en remets absolument, quant à moi, à ce qu'en pensera un juge aussi éclairé.

Je vous prie d'agréer l'hommage de mon respect et de mon dévouement. Je suis, Monsieur et très honorable ami, votre très humble et très obéissant serviteur. A. Ampère

à Monsieur le profe[sseur] Pictet à Genève
(1) Il s'agit de la «Lettre à Berthollet sur la détermination des proportions dans lesquelles les corps se combinent, d'après le nombre et la disposition respective des molécules dont les parties intégrantes sont composées», publiée dans les Annales de Chimie d'avril 1814-00 (t. 90, pp. 43ss.). Ce mémoire, qui paraîtra également dans le Journal des Mines de janvier 1815 (t. 37, pp. 5ss.), démontrait que l'hypothèse d'Avogadro, selon laquelle les molécules intégrantes de tous les gaz sont placées à la même distance les unes des autres et se trouvent donc toujours en nombre identique pour un volume de gaz donné, est conforme à la loi de Boyle-Mariotte sur la pression et à la loi de Gay-Lussac sur l'expansion thermique des gaz. En d'autres termes, ce mémoire énonçait la loi d'Avogadro-Ampère selon laquelle des volumes égaux de gaz différents, pris dans les mêmes conditions de température et de pression, renferment le même nombre de molécules.
(2) Davy, qui était arrivé à Genève fin juin, en repartit à la mi-septembre. Il était accompagné de Michael Faraday. Au cours de ce séjour, il fit avec Pictet des mesures de température des rayons solaires décomposés par le prisme, et notamment dans l'infra-rouge.
(3) Il s'agit d'un mémoire de Davy sur l'iode, rédigé à Paris en décembre 1813, publié dans le Philosophical Transactions, et traduit par De la Rive pour la Bibl. Brit. de juillet 1814 (t. 5, pp. 248-275). Ces premiers résultats avaient été obtenus à l'aide d'un équipement transportable.
(4) Ce «Mémoire sur l'iode», lu à l'Institut les 1er, 8, 16 et 22 août 1814, témoigne de la volonté de Gay-Lussac de ne pas laisser à Davy tout le mérite de l'étude de ces deux substances. S'il avait manqué de peu l'isolement du chlore, finalement réalisé par le chimiste anglais, la découverte de l'iode revenait à Courtois, et à C. B. Désormes, qui avait lu un mémoire sur cet élément à l'Institut le 6 décembre 1813. C'est auprès de lui que Davy et Gay-Lussac s'en étaient d'abord procuré.
(5) En fait, les rédacteurs de la Bibliothèque Britannique, Pictet et De la Rive, avaient repris tel quel le terme utilisé en anglais par Davy : "chlorine".
(6) Gaspard De la Rive.

Please cite as “L890,” in Ɛpsilon: The André-Marie Ampère Collection accessed on 26 April 2024, https://epsilon.ac.uk/view/ampere/letters/L890