To Marc-Auguste Pictet   19 septembre 1814

19 septembre 1814
Mon cher collègue et très honorable ami,

Votre lettre m'a fait éprouver une bien vive satisfaction, en me donnant de vos nouvelles, en me montrant que vous me conservez cette amitié qui m'est si précieuse, et dont celle que je vous ai vouée me rend digne, enfin en m'apprenant que l'illustre chimiste [Davy] que nous avons possédé si peu de temps à Paris, et que je croyais, d'après ce qu'on m'avait dit, ne devoir faire aussi qu'un court séjour à Genève, est encore auprès de vous. Le plaisir que m'a fait cette dernière nouvelle est un peu altérée par ce que vous me dites des distractions qui se présentent à lui en foule dans la charmante retraite qu'il a choisie. Comme il est malheureux que les hommes qui ont la mission d'éclairer leurs semblables, et de faire faire de nouveaux pas à l'esprit humain, se laissent entraîner par des amusements du moment, et y sacrifient une partie de la gloire qui les attend dans les siècles à venir.

Au sujet de mes observations sur le danger d'une double nomenclature en français, j'ai été peut-être un peu trop vite dans ma manière de m'expliquer ; je m'en rapporterai volontiers à M. De la Rive sur ce point, et s'il me condamne je serai bien sûr d'avoir tort. En attendant je pense que la lecture du mémoire qu'a lu pendant le mois de juillet M. Gay-Lussac à l'Institut, et qui, déjà imprimé, se trouve malheureusement retardé par le changement d'imprimeur des Annales de Chimie, et des difficultés survenues avec l'ancien imprimeur, convaincra tous les chimistes que le soufre, l'azote, et peut-être d'autres corps qu'on range à présent parmi les métaux, le tellure par exemple, appartiennent à la même famille de substances simples que le chlore, l'oxygène et l'iode. La division des corps simples en 4 ou 5 familles naturelles est la seule chose qui reste à faire en chimie. La famille de l'oxygène, du chlore, de l'azote, de l'iode et du soufre est parfaitement déterminée ; d'autres ne le sont pas moins bien. Il faut s'en tenir à la règle de Lavoisier de mettre au masculin les noms de tous les corps simples ; car outre qu'il est impossible de féminiser les mots soufre et oxygène, il serait contraire à toute analogie que de plusieurs familles de corps dont la division est également tranchée, il y en eût une seule au féminin et toutes les autres au masculin. Le genre féminin doit continuer à n'être donné en chimie, comme il ne l'est depuis Lavoisier, qu'à des substances composées. Voilà du moins ce qui me paraît nécessaire pour conserver à la nomenclature cette régularité et cette simplicité si précieuses, et qu'elle risquait de perdre à l'époque où la science prend un accroissement si considérable et si inattendu. La nomenclature de Lavoisier modifiée en quelques points seulement comme elle l'est dans le mémoire de M. Gay-Lussac, me paraît la seule qui puisse avoir cet avantage. Au reste ce mémoire n'établit pas seulement l'analogie du soufre et de l'azote avec l'oxygène, le chlore et l'iode sur de simples convenances, mais sur un ensemble de faits qui ne peut laisser aucun doute.

J'ai un service à vous demander, cher collègue et excellent ami, c'est de présenter à la Société de Physique et d'Histoire naturelle de Genève un exemplaire de la petite brochure que vous avez bien voulu accepter 1. Je désirerais bien vivement avoir quelque travail plus important à lui présenter, car ce serait pour moi une faveur inestimable s'il m'était permis d'aspirer un jour à ce qu'elle daignât m'admettre au nombre de ses correspondants. J'ignore les conditions nécessaires, j'ignore si je peux y prétendre, mais la séparation des pays que nous habitons m'a laissé concitoyen de cœur de tous vos compatriotes 2.

Le dernier article de votre lettre m'a fait beaucoup réfléchir, mon cher et respectable ami 3. Je ne crois pas que la question dont vous me parlez se soit élevée. Le chef et tous les membres du corps dont nous faisons partie ont trop d'estime et d'attachement pour celui d'entre eux qui réunit peut-être le plus de titres à ces sentiments. Nul ne les éprouve, soyez-en bien sûr plus vivement que moi, et c'est ce qui me presse de vous parler avec une entière franchise ; ce que je vous écris doit rester absolument entre nous, et ne pourrait que me compromettre s'il venait à la connaissance de quelqu'autre, même des collègues qui nous aiment et que nous aimons le mieux. Il existe un projet de réduction dont je ne connais pas les détails, mais dont je crois l'adoption très prochaine, et qui me donne de vives craintes pour moi-même. Je craindrais bien davantage si je ne me trouvais pas actuellement à Paris, parce que je sais combien les sollicitations des présents l'emportent souvent sur le mérite et les titres des absents. Je n'aurai pas pour me défendre ceux qui crient en votre faveur, mais enfin dans l'état présent des choses, si j'ose vous dire toute ma pensée, je suis inquiet autant pour vous que pour l'intérêt des sciences, et la conservation d'une partie du moins du bien qu'a pu faire l'Université, de penser que vous serez loin de Paris quand ces réductions se feront, et que les absents ont tort, dit le proverbe. Je ne vous dirai pas venez à Paris pour empêcher une injustice à votre égard, personne n'y songe, et il faut surtout éviter qu'un voyage à Paris paraisse motivé par la crainte qu'on élève une question qu'on n'a point élevée. Mais des affaires, des relations scientifiques, un voyage d'agrément, d'occasion peuvent vous amener à Paris aux yeux de tout le monde. Arrivé à Paris, vous allez voir le grand-maître, vous occupez votre place au conseil, surtout vous vous trouvez là... Je donnerais tout au monde pour que vous y fussiez, car je ne sais si je n'aimerais pas mieux être victime de quelques mesures de ce genre que de les voir dirigées contre vous.

Vous concevrez du reste, cher et excellent ami, qu'il faut pour nous deux également que nos plus intimes amis ignorent ce que je vous écris avec l'abandon de la plus entière confiance. Quel bonheur ce serait pour moi d'avoir pu être de quelqu'utilité, par cette franche communication de toute ma pensée sur ce sujet, à l'un des hommes que j'aime et révère le plus. Agréez, cher et excellent ami, l'assurance de ces sentiments que je vous ai voués pour toute ma vie ; il m'est doux aujourd'hui de vous en renouveler l'hommage. Adieu, recevez tous mes vœux. Je vous embrasse de toute mon âme. A. Ampère

à Monsieur le professeur Pictet, de la société académique de Genève , correspondant de l'Institut de France inspecteur général de l'université à Genève
(1) Cette présentation aura lieu le 20 octobre.
(2) Ampère sera élu membre honoraire de la SPHN le 24 novembre 1814.
(3) Il s’agit du maintien de Pictet dans ses fonctions d’inspecteur général de l’Université française.

Please cite as “L891,” in Ɛpsilon: The André-Marie Ampère Collection accessed on 29 March 2024, https://epsilon.ac.uk/view/ampere/letters/L891