From Marc-Auguste Pictet   22 mars 1816

Genève, 22 mars 1816
Très cher et très honoré confrère,

J'ai attendu pour répondre à la lettre dont vous m'avez honoré à la fin du mois dernier que je pusse vous dire positivement comment je m'y étais pris pour que votre commission pût être exécutée à votre satisfaction. J'avais la perspective, qui vient de se réaliser, d'un de mes compatriotes et même de mes amis, qui devant partir d'ici pour Odessa, en passant par Vienne, y verrait M. De Carro (1), dont il est aussi l'ami, et lui donnerait tous les renseignements, et toute l'impulsion nécessaires au succès. C'est après-demain que cet ami part, fort bien instruit, puisqu'il emporte votre lettre même, qu'il laissera à M. De Carro, avec une lettre pressante que je lui écris pour assurer et hâter l'exécution de votre vœu. Je crois avoir ainsi rempli vos intentions au plus près de ma conscience, et du désir que j'ai de vous obliger, en vous remerciant d'avance de toutes les occasions que vous voudrez bien m'en fournir.

Je pense bien souvent, et toujours avec un vif regret, au temps heureux où j'avais l'avantage de partager avec vous une fonction honorable, et d'y trouver l'occasion de cultiver une relation à laquelle j'attache un très grand prix. Devenu politiquement étranger à la France et à ses institutions, je ne cesse point de m'intéresser et au pays et aux individus dont j'ai eu tant à me louer. Je regrette que les bonnes années qui me restent (peut-être en petit nombre) ne soient pas employées en partie à continuer des fonctions auxquelles j'étais attaché de cœur. Ce n'est pas que je reste dans l'inaction, mais je vois à regret se dessécher dans mes mains avant le temps, un rameau d'utilité qui pouvait porter encore quelques fruits.

L'entreprise que nous venons de former d'une Bibliothèque universelle, succédant à la Biblioth[èque] Brit[annique] et rédigée dans le même esprit et sous la même forme, m'occupe et m'occupera beaucoup. Et comme ce Recueil pourra, et devra, dorénavant renfermer des matériaux d'origine française, je me recommande à vous pour toutes les communications scientifiques dont vous jugerez que nous pourrons profiter.

Mon frère vient d'arriver d'une mission diplomatique à Turin, comme plénipotentiaire de la Confédération Helvétique. Il a réussi au-delà de ses espérances et des nôtres à tout arranger pour le mieux. Notre Canton est désenclavé et arrondi, la ligne des douanes suffisamment éloignée, les meilleurs rapports de bon voisinage établis entre les deux états et en signe de sa parfaite satisfaction, ce même Roi de Sardaigne à qui mon frère est allé enlever pour toujours par un Traité solennel une portion de son territoire et de ses sujets, lui a donné dans son audience de congé une tabatière d'or ornée de diamants et de son portrait, cadeau valant 14000 f.

Il avait reçu de notre état, en façon d'indemnité de ses missions à Vienne et à Paris, une somme de 5000 fr. qu'il va employer à l'établissement d'écoles Lancaster 1 dans le Territoire que nous acquérons par suite des événements extraordinaires qui nous l'ont procuré. Je lui ai déterré à Paris un homme excellent pour organiser la chose, et que j'y ai mis sous la haute protection de notre ami Degerando. Je crois cet homme en route et nous allons mettre la main à l’œuvre.

Adieu très cher et excellent confrère. Veuillez me conserver cette amitié qui m'est si précieuse. Mille souvenirs dans l'occasion à nos amis communs. Pictet

(2) L'instituteur Joseph Lancaster (1771-1838) avait développé un système d'enseignement mutuel déjà préconisé par Bell, établissant dans les années 1808-1811 un grand nombre d'écoles à travers l'Angleterre. Ruiné, il finira par émigrer aux États-Unis (1818). Les frères Pictet s'engageront beaucoup pour créer des écoles lancasteriennes, ou écoles agricoles, dans le nouveau canton de Genève. Ils en établiront une à Carra, campagne d'Isaac Vernet-Pictet.

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