From Claude-Julien Bredin   25 novembre 1811

[53] 25 novembre 1811

Mon bon ami, tu désires toujours recevoir des lettres de moi. Je désire aussi en avoir de toi. Nous ne nous oublions pas, nous sommes affligés d'être éloignés l'un de l'autre, nous sentons vivement tous deux le besoin de nous écrire. Et cependant notre correspondance se traîne péniblement. Cela me fait honte. J'en rougis pour toi comme pour moi. Notre cœur ne manque pas de chaleur, notre âme ne manque pas d'activité, surtout la portion que tu retiens à Paris. Mais il faut convenir que notre volonté est sans force et sans énergie. Surtout celle de Paris ! Nous ne sommes pas nos maîtres ; nous ne sommes pas à nous. Ce n'est pas notre vouloir qui dispose de notre temps ; l'emploi que nous faisons de nos moments est toujours réglé par les circonstances.

Il doit paraître bien ridicule à ceux qui nous connaissent à fond de nous voir soutenir la liberté, la spontanéité des déterminations, de la volonté, etc. Je t'ai souvent reproché d'être l'esclave de ton imagination.

Je n'adressais ce reproche qu'à toi,[54] parce que je me croyais sur le point d'être entièrement affranchi de ce joug. Mais je retombe à chaque instant dans la servitude.

Mais dis-moi, mon ami, comment se passe ta misérable vie ! Que devient ton pauvre cœur ? Je voudrais bien te prêcher d'exemple, te dire où j'en suis. Mais je ne conçois rien dans ma manière bizarre d'être et de sentir. De bien vives douleurs, de très vifs plaisirs ; point de repos, point de calme ; un rêve mélancolique qui dure toujours, voilà ma vie. N'être jamais où je suis, vivre toujours dans le passé et dans l'avenir, voilà ce qui me caractérise. Mon ami, je suis mal ici, je ne respire pas à mon aise. Je ne puis jamais être bien ici. Tout va mal pour moi. J'ai une seule espérance ; je n'attends rien dans ce monde. Il est tout à fait impossible que j'y sois bien. J'ai longtemps espéré le bonheur et, cependant, je sentais déjà alors que cette espérance était une folie. La raison avait beau dire ; je me livrais à [55] l'illusion. Si jamais tu avais une femme selon ton cœur et des enfants, tu serais en paradis ! J'ai une femme qui m'idolâtre, pour qui je suis tout ; j'ai des enfants charmants. Je jouis de ce bonheur, mais je ne sais ce qui me manque encore.

Je ne suis pas injuste. J'ai tout ce qu'il faut à un homme raisonnable pour être heureux ; mais je ne suis pas raisonnable. Ce qui pourrait me rendre heureux ne peut me rendre heureux... Heureux ! ô mon ami, voilà un mot qui ne signifie rien ! C'est un germe d'idée qui ne se développera que dans l'autre vie. C'est comme les vérités que la foi nous enseigne. Ce sont des semences qu'il faut soigner pendant la traversée : elles produiront de grands arbres dans la terre des vivants. Non, je ne devrais pas me plaindre ! Les hommes, qui se disent heureux sur cette terre mentent ; ou bien ils ne connaissent pas le bonheur, ils ne le pressentent pas. Ces dispositions à la douleur, dont je suis tenté de me plaindre, ne sont-elles pas aussi des sources de jouissances inexprimables ? Si tu savais combien cet homme, dont l'extérieur est si froid, se concentre ! Glacé ! Cet homme qui n'exprime rien,[56] si tu savais comme son cœur est souvent pénétré des torrents d'une joie vive, pure, complète ! Tu le mépriserais d'être tenté de se plaindre.

L'amour, l'amitié, la dévotion ! Voilà une source, une source unique, quoi qu'on en puisse dire, de sentiments bien délicieux que j'éprouve plus que tant d'autres. Une belle physionomie, un regard où se peint la candeur, un timbre de voix tel que j'ai quelquefois le bonheur d'en entendre ; un passage d'un air de Mozart, de Gluck, d'Ambérieux, etc., quelles délices, quelle surabondance de plaisir ! Mais cela même devient douloureux.

Mais mes devoirs ! Je n'ai pas le courage de les accomplir. Voilà le mauvais côté de ma vie [illeg] Ah, mon Dieu, voilà mon papier rempli et je n'ai pas encore commencé ma lettre. Mon ami, fais comme moi ; parle de toi : c'est ce que je veux [illeg] C-J Bredin

Please cite as “L905,” in Ɛpsilon: The André-Marie Ampère Collection accessed on 11 May 2024, https://epsilon.ac.uk/view/ampere/letters/L905