From Claude-Julien Bredin   16 octobre 1813

[298] Lyon, le 16 octobre 1813
Le directeur de l’École impériale vétérinaire de Lyon à son ami Ampère

Tu veux que je t'écrive deux fois par semaine ; mais moi, je ne peux me prescrire de règle, tu le sais bien. Je suis naturellement ennemi de toute règle, de toute méthode. Je veux t'écrire le plus souvent que je pourrai. J'aime mieux t'écrire deux fois en un jour que deux fois par semaine, pourvu que je ne me sois rien prescrit d'avance. Cependant la règle est bonne en certaines choses, mais non pas pour les choses qui tiennent au sentiment.

Je t'écrirais plus souvent si je n'étais pas si souvent triste, mélancolique et dégoûté de la vie. Ce ne sont pas là les dispositions où il faut être pour écrire à un homme dont on reçoit des lettres semblables à la tienne d'hier [illeg] [299] [illeg]

Écoute, Ampère, il y a une demi-heure que je suis là comme un imbécile, me rappelant ta lettre d'hier, que j'ai dans ma poche et que je ne relis pas parce que, si je la lisais,[300] je serais rejeté dans le monde des mots et que je suis assez faible, assez impressionnable pour vouloir t'écrire mes pensées. Je me rappelle ta lettre, c'est-à-dire que je sens ta position sans me rappeler tes expressions ; mon âme entend ton âme. Si je lis, si je vois des lettres, des mots, des phrases, je ne sentirai plus en toute vérité. Si je t'écris, je dénaturerai tellement mes sentiments qu'ils ne seront plus les miens. Voilà pourquoi je suis si paresseux à écrire ; mais ce qui m'encourage, ce qui me ranime, c'est que je sais que tu me comprends. La lettre tue, l'esprit vivifie. Quel sens profond dans ces quatre mots ! Oui, je suis resté là plus d'une demi-heure ; j'étais sur le point de rendre une pensée par des lettres, par des mots ; mais je sentais que la lettre tue. Je n'ose pas même parler. Je ne sais pas parler. Rendre la pensée la plus simple, je ne le sais pas. Je crois souvent que c'est parce qu'il n'y a point de pensée assez simple ; d'autres fois, je me dis que la pensée est trop simple. Voilà un exemple. Trop simple, pas assez simple, c'est la même chose pour moi et, par écrit, ce sont choses contradictoires. Mon ami, je deviens tout à fait idiot et crétin, tu le vois bien. Mais mon amitié pour toi ne changera pas, elle ne passera pas comme ma raison.

[301] Monsieur Ampère inspecteur général de l'université impériale, Cour du Commerce n°19 à Paris.

Please cite as “L911,” in Ɛpsilon: The André-Marie Ampère Collection accessed on 5 May 2024, https://epsilon.ac.uk/view/ampere/letters/L911