From Claude-Julien Bredin   2 juin 1815

[322] 2 juin 1815

C'est bien singulier ; ta lettre m'a fait rire deux fois ! D'abord ta belle dissertation sur les ports de lettres. J'espère que tu plaisantes et que tu as bien compris que je plaisantais aussi ! Ma mauvaise plaisanterie ne valait pas d'être relevée.

J'ai encore été obligé de rire de voir jusqu'à quel point tu me fais poltron. Les craintes que tu t'imagines que j'ai à Paris et à Lyon, cette idée que je suis entre la peur de ma femme et la peur de M. Huzard 1 m'a un peu amusé. Mais un peu seulement : le chagrin est bientôt revenu. C'est, tu le sais, mon état habituel.

Non, je ne suis point effrayé d'entendre dire ce qu'on pense de moi : à Paris, à Lyon. C'est fini. J'avais voulu un jour voir ce que ma femme penserait de ce projet ; je me suis ensuite repenti de lui avoir donné ce chagrin pour un projet que je n'avais déjà plus. Cette idée lui a été d'abord très douloureuse ; elle avait promis de s'y résoudre.

Ce n'est pas sans étonnement que je te vois t'obstiner à voir de l'égoïsme dans ma détermination. C'est tout à fait inconcevable. Tu ne sens pas que je sacrifierais tout pour l'avantage bien reconnu de Pauline. Tu oublies donc que je suis dégrisé du bonheur ; que j'ai, depuis quarante ans bientôt, l'habitude de renoncer à toutes les jouissances que j'ai cru pouvoir désirer et atteindre ? Si tu savais que je sens bien que, à l'exception des reproches que je me ferais si je mettais Pauline à Paris, je serais plus heureux d'être séparé d'elle ! Une fois le sacrifice,[323] j'aurais bien moins à souffrir. Mais, pour faire ce sacrifice, il faut que je le crois avantageux : réellement avantageux. Mon ami, tu es injuste envers moi ; M. et Mme Huzard sont injustes envers moi. Je ne suis pas exempt d'égoïsme. Mais, si j'en avais dans une telle circonstance, quand il s'agit d'intérêts si chers, quel monstre serais-je ? Je puis me tromper, je le sais ; mais, tant que je verrai comme je vois, que je sentirai comme je sens, je ne pourrai vouloir que ce que je veux.

Oui, bon ami, vous êtes injustes envers moi ! Je te le dis ; crois-moi. Mais je vous sais gré de votre injustice, j'en suis touché parce que je vois bien d'où elle vient. Je suis aussi étonné qu'il soit possible de l'être d'une partie des choses que tu m'allègues en faveur du projet. Tu crois que je vois bien au fond que ce projet est le plus avantageux à Pauline ? Comment, je le vois ! et j'hésite ! Alors, je serais bien réellement l'égoïste que tu dis ! Cher ami, je t'assure que, si demain on me prouvait, ou si une nouvelle idée se développait en moi qui me fît sentir que c'est l'avantage réel de la petite, dans quatre jours je partirais. Non, mon cher Ampère, ton ami, quelque faible qu'il soit, n'est pas capable de balancer entre sa satisfaction et le bien réel et reconnu. Mais il a une pauvre tête qu'un rien agite et influence. Quoi, on dirait que tu mets l'esprit d'ordre, de règle et de méthode au premier rang ! J'en fais grand cas. Mais combien de qualités sont supérieures à celle-là. Mais je t'interprète mal ; tu veux dire que c'est ce dont Pauline a le plus besoin.

[324] Tu as raison. Je désire qu'elle l'acquière. Mais n'y a-t-il qu'une seule pension, n'est-ce qu'à Paris que cela s'acquiert ? Si tu me prouvais cela, il faudrait encore me prouver bien des choses pour me persuader. La méthode, qui donne l'habitude de l'ordre à l'une, en éloigne l'autre. Il y a des gens qui ne peuvent acquérir cette qualité que jusqu'à un degré très médiocre. Chacun a sa nature, il s'agit d'en tirer parti, mais ne peut la changer. Les efforts indiscrets que l'on fait pour cela gâtent tout, détruisent tout. Ici, c'est le même inconvénient ; mais je vois ma petite autant que je veux ; je suis là, c'est beaucoup. Je vaux mieux pour Pauline que des gens qui auront infiniment plus de qualités que moi, mais qui ne seront pas moi, qui ne connaîtront pas Pauline comme moi, en qui il est impossible qu'elle ait autant de confiance et de tendresse qu'en moi ! Veux-tu remplacer le ressort de l'amour par quoi que ce soit ? Des gens, qui vaudront mieux, mille et mille fois mieux que moi, ne pourront me remplacer. Je t'entends ; tu dis : Pauline a sur toi un ascendant dont elle ne peut qu'abuser. Ma femme le croit, toute la maison le croit, Pauline elle-même le croit, et c'est, je l'avoue, un grand malheur qu'on le croie. Mais moi, je sais que ce qu'on appelle ma faiblesse pour Pauline est une chose de sentiment et de raison tout à la fois. Je ne suis ni aveugle ni entraîné ; je le sais ; je le sens ; mais il m'est impossible de le prouver. Il faut me croire sur parole. — Que ta femme et Pauline te croient faible et mol, que tu le sois en effet ou non, c'est déjà un grand mal. Oui, mais pourrais-je l'empêcher, et ne vois-tu pas que je me décide à mettre Pauline en pension, et cependant je hais les pensions

[illeg] [325] Je déteste les pensions. Je vais cependant mettre ma Pauline en pension, à Paris ou à Lyon. Mais, dans ce moment, je suis décidé pour Lyon. Si mal arrive à Lyon, j'aurai moins de reproches à me faire [illeg] Je suis plus étonné, plus surpris de te voir partisan du projet de Paris que je ne puis te dire !

Est-ce naturel que je sépare ce que je désirais unir de plus en plus ? Faut-il rompre ou au moins affaiblir les doux liens de la famille, que mes enfants deviennent étrangers les uns aux autres, ou du moins indifférents, tièdes ? Par quoi remplacera-t-on ces douces affections ? J'ai peu de bonheur sur la terre, tu le sais, mon ami ; mais j'en ai un grand, c'est l'amour que mes enfants ont les uns pour les autres. Quelquefois, souvent même, en éloignant les enfants, on resserre ces liens. C'est vrai, mais ce n'est pas ici le cas. Cela est plus pour moi que l'ordre et l'arrangement.

Si, par malheur, le diable trouvait moyen de souffler parmi mes enfants l'esprit de discorde, ou même de tiédeur, je les séparerais en toute hâte ;[326] mais leurs petites querelles, leurs discussions se terminent si heureusement ! [illeg]Tu me demandes ce que j'ai à craindre et à espérer de Méla ? Que n'ai-je le temps de te répondre ? Tu connais mon esprit observateur ; rien ne m'échappe de ces choses-là. Méla a certainement fait de grandes fautes, des fautes énormes dans l'éducation de Pauline. Je vois les siennes et les miennes. Mais elle fait aussi beaucoup de bien à la petite, tu peux m'en croire.

Bon ami, l'éducation ne peut pas tout, mais elle peut beaucoup ; il y faut songer. Si le bonheur n'est pas le but de la vie, faut-il en faire le but de l'éducation ? Et le bonheur est une chose cependant à laquelle on peut songer. Mais faut-il l'appuyer sur les mauvaises bases des préjugés sociaux ? Sur ces bases abominables d'un égoïsme qui,[326] pour être déguisé sous des formes aimables et gracieuses, n'en est pas moins une émanation de l'enfer ? [illeg] [327] [illeg] [328] [illeg]

(1) Huzard, supérieur de Bredin, très bienveillant, mais obligé pourtant parfois de gronder. Il s'agissait de mettre en pension Pauline, pour laquelle sa mère avait conçu une sorte de haine.

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