From Claude-Julien Bredin   29 décembre 1818

[368] 29 décembre 1818

[illeg] Auras-tu songé à mes inquiétudes que tu peux seul calmer ? Mais toi, cher ami, ne te livre pas sans défense à tes inquiétudes ! Songe que Dieu est là, qui ne laisse pas la destinée humaine livrée à l'aveugle destin. Bien que l'aveugle destin, et la raison humaine plus aveugle encore, ne soient pas étrangers à la conduite de ce monde, la miséricorde de Dieu reste cependant toujours le grand modérateur de tout.

Il y a les lois du monde que Dieu a voulues, quoiqu'il en eût d'abord institué d'autres. Il veut que leur action continue telle quelle. Il permet les résultats de ces lois. Il a voulu la liberté de l'homme. L'homme est tombé par le faux usage de sa liberté dans les sombres labyrinthes [369] de la raison [illeg] Car la raison, dont nous nous enorgueillissons tant, n'est pourtant qu'un déplorable résultat de la chute d'Adam.

Tu vois donc, bon ami, que la sévérité des lois temporaires de ce monde et les tristes écarts de la raison sont des maux réels, mais en quelque sorte inévitables, en quelque sorte nécessaires. Mais l'amour est essentiellement réparateur ; il est réparateur par une autre sorte de nécessité opposée à la première. L'amour n'a qu'une seule occupation, toujours la même, incessamment la même, quoique infiniment variée.

Mais l'amour ne change pas les lois du monde. Quoi que nous fassions, comment que nous nous y prenions, le bonheur ne sera jamais un fruit du monde où nous sommes. Les hommes le désireront toujours, le chercheront toujours. Mais ils ne le trouveront, ils ne l'obtiendront ; que dans la proportion qu'ils sortiront de ce monde.

Le chrétien, qui passe comme un voyageur, qui méprise les convoitises de ce monde, qui ne respire que l'amour, la prière, qui n'a qu'un seul désir, une seule crainte, n'est heureux dans ce monde que parce qu'il ne vit pas dans ce monde. Le bonheur et le monde, c'est la nuit et le jour.

Le chrétien qui vit dans ce monde est aussi misérable qu'un païen. C'est un païen ; il ne lui en manque rien que le nom. Quelle que soit la cause de ton chagrin, tu peux avoir confiance et prier ; la prière est la vraie[370] consolation.

Adieu, cher ami, je partage ton ennui sans en connaître la cause. Je sais par avance que ta douleur fait honneur à tes sentiments. Je prie Notre-Seigneur de te consoler. Ouvre-lui ton cœur dans la prière ; ne le fais pas languir dans son amour.

Please cite as “L923,” in Ɛpsilon: The André-Marie Ampère Collection accessed on 3 May 2024, https://epsilon.ac.uk/view/ampere/letters/L923