To Julie Carron-Ampère (1ère femme d'Ampère)   12 mars 1802

[66] Du vendredi à 5h,1/2 [12 mars 1802, 21 ventôse]

Je viens de faire l'ouverture de mon cours, ma bonne amie. J'avais fait un discours que j'ai lu et qui a été bien accueilli, mais assez mal entendu parce que la salle est très vaste et que l'on m'avait placé très loin des auditeurs. Je me mettrai plus près à l'avenir, quand je donnerai leçon. Je ne suis ni content ni fâché. Mais, après avoir été dans une vive agitation tout le jour, et surtout à mesure que le moment approchait, je me trouve subitement dans un calme[67] apathique si complet qu'il a causé dans toutes mes idées [illisible] \une des plus singulières/ révolutions que j' aie éprouvées de ma vie. Une seule idée est restée dans mon cœur, c'est le regret de t'avoir quittée, comme je l'ai senti plus vivement quand tout ce tourbillon qui m'agitait depuis 8 jours a été dissipé. J'ai été chercher, dans la petite chambre au-dessus du laboratoire où est toujours mon bureau, le portefeuille en soie ; j'en veux faire la revue ce soir après avoir répondu à tous les articles de ta dernière lettre et t'avoir priée, d'après une suite d'idées qui se sont [illisible] \depuis une/ heure succédé dans ma tête,[68] de m'envoyer les deux livres que je te demanderai tout à l'heure. L'état de mon esprit est singulier ; il est comme un homme qui se noierait dans son crachat et qui chercherait inutilement une branche pour s'accrocher. Cet état est pénible et doux à la fois ; mais tu ne pourras jamais t'en faire une idée, \te le figurer/ à moins que tu ne te sois trouvée autrefois dans des circonstances analogues et que tu n'aies éprouvé quelque chose de semblable. Les idées de Dieu, d'éternité dominaient parmi celles qui flottaient dans mon imagination et, après bien des pensées et des réflexions singulières[69] dont le détail serait trop long, [illisible] \je me suis déterminé \dirigé/ à te demander/ le psautier de François de la Harpe * qui doit être à la maison, broché je crois en papier vert, et un livre d'heures à ton choix, je t'enverrai la boîte 1 mercredi par Pochon ; elle pourra te servir à mettre cela avec les autres livres et papiers que j'attends avec impatience.

Tu me dis que tu ne sais comment est allée à Lyon la lettre que t'ont fait remettre les dem[oise]lles Roquefort ; c'est Madame Riboud qui l'a portée ; elle est allée à Lyon lundi passé et m'avait demandé mes commissions. Que de [70] peines inutiles à présent que M. Rousin ne va pas à Lyon ! Je ne sais pas du tout comme tout va tourner à l'égard de ces machines, ni le parti que prendra le préfet. Pochon ne m'a rien demandé depuis les 9 L[ivres] dont il était convenu avec Marsil ; il m'a toujours dit que cela se trouverait tout ensemble et je suis, à cet égard, dans une ignorance complète de ce qu'il exigera.

Je t'ai déjà répondu quelque chose au sujet de ton déplacement ; il ne s'agit, dans mes idées, que d'un petit voyage au printemps  ; mais il faudrait pour cela que tu te portasses mieux et que tu cessasses de n'avoir [71] que 12 ans. Tu ne me dis pas du tout dans quel état se trouve ta grosseur ; n'a-t-elle point augmenté ? Diminue-telle ? Comment [illisible] me parles-tu [illisible] \si peu/, ma pauvre amie, de ta santé ? Tu sais bien que rien ne peut intéresser davantage ton mari. J'attends ta réponse à ce sujet pour te proposer le plan bien combiné que tu me demandes. Quand je t'ai dit que je n'aurais qu'un jour pour t'embrasser à Pâques, c'était une manière de parler : j'espère en avoir un peu plus, mais que ces instants seront courts ! Je pense que la femme de Perrin t'a donné tous les renseignements que tu me demandes sur ma position [72] relativement à la vie du corps. J'ai reçu hier 2 louis et M. Tissier autant pour le casuel qu'on a de plus que les 2000 L[ivres] de fixe ; les autres professeurs ont eu chacun 4 louis. C'est tout en sous et en petites monnaies blanches ; la plupart de ces pièces sont inconnues à Lyon, mais elles passent bien ici.

J'ai acheté deux chaises de M. Tissier à 30 s[ols] pièce, c'est 3 L[ivres] Je suis bien aise que tu te trouves un peu mieux. Si tu pouvais te remettre tout à fait !... Ah ! cette nouvelle me rendrait heureux, quoique loin de toi ! Tu me promets une jolie lettre par Pochon ; mais, hélas, j'ai encore deux jours entiers à l'attendre.

[73]Je ne me doutais pas que M. de Jussieu donnât des leçons de mathématiques. Au reste, M. Duchol a toujours bien et très bien payé. Dis à tous ceux de mes élèves qui te consulteront que je préférerais M. Boucharlat à tout autre. C'est réellement là le jugement que j'en porte. Dis à mon petit en l'embrassant que son papa aimerait bien mieux l'embrasser aussi, que d'être à Bou[rg]. Parle-lui souvent de moi, ma bonne épouse, afin qu'il n'ait pas oublié son papa quand il le reverra à Pâques ! Pauvre petit, quand me serat-il rendu ? Quand me retrouverai-je près de toi ? Tu diras que c'est la chanson de Rouge Poulet ; mais ce qu'on pense sans cesse, il faut bien le répéter [1327] quelquefois. [12 mars 1802] Je viens de faire la revue de mes petits trésors ; j'ai relu trois anciennes lettres de ma Julie, j'ai pesé toutes les paroles de celle qui a décidé de mon sort. J'ai baisé le talisman, le petit tableau, une rose desséchée que j'ai reçue de ta main, et les doux liens qui couvraient autrefois ta tête. Je me suis ressouvenu \rappelé/ alors de bien d'autres choses que j'aurais voulu pouvoir baiser comme celles-là et qui ne sont plus à la portée que de la bo[uche] de mon petit. Que n'a[i] je eu ce soir tout le paquet de tes anciennes lettres ! Comme elles auraient fait diversion à mes idées noirâtres ! J'espère [1328] du moins qu'elles sont bien en sûreté à Lyon, et que je pourrai les rapporter à Pâques pour consoler mon veuvage s'il me faut revenir tout seul.

Du samedi matin [13 mars] Je comptais t'écrire encore ce matin ; mais voilà des ouvriers qui viennent ranger le laboratoire et le cabinet. Il faut aller avec eux, et je ferai tout de suite mettre cette lettre à la poste pour que tu saches le résultat de la séance d'hier. Tout aurait été parfaitement bien si on l'avait mieux entendu. J'embrasse tout ce que j'aime. A. AMPÈRE

A Madame Ampère-Carron, maison Rosset, n° 18, grande rue Mercière à Lyon.
(2) Ampère écrit toujours boëte.

Please cite as “L93,” in Ɛpsilon: The André-Marie Ampère Collection accessed on 19 April 2024, https://epsilon.ac.uk/view/ampere/letters/L93