From Claude-Julien Bredin   octobre 1825

Octobre 1825

[152] [illeg] Cher ami, tu me plains et cependant tu n'as point d'idée du martyre que[153] j'endure [illeg] Je ne peux ni lire ni écrire. La tristesse m'anéantit. Oh, si la tristesse pouvait tuer ! [illeg] Je te le répète. J'ai manqué toute ma vie. J'ai fait une bêtise. Je n'ai pas suivi mon instinct. Je me suis laissé entraîner dans une carrière qui n'était pas la mienne. Je devais être musicien ou au moins peintre. Je devais résister aux volontés qui ont forcé ma volonté ; mais j'ai cru devoir céder. Faiblesse impardonnable, bêtise inouïe qui m'a perdu. !

Je ne suis qu'un lâche. Mais je t'expliquerai cela un jour. Je ne fais rien, je ne saurais fixer mon attention sur rien. Crois-tu que je fasse ma place ? Non, je ne fais rien  ; tout va en dépit, du sens commun. Je n'ai le courage ni de travailler, ni de donner ma démission. Il y a un mois ou deux que cette idée m'a saisi un peu plus fort qu'à l'ordinaire. Mais je suis découragé pour cela comme pour le reste. Je retombe toujours dans une question qui, me paralyse :Cela en vaut-il la peine ? Y a-t-il au monde quelque chose qui vaille la peine qu'on prenne une détermination ? Ai-je besoin d'un livre, d'un papier ou de quoi que ce soit ? Il faudrait me lever de dessus ma chaise pour le prendre. Je reste en disant en dedans de moi : A quoi cela me mènera-t-il ? Tel est l'état de stupide désespoir où je me sens descendre tous les jours.

J'ai bien quelques moments de réveil ; mais quel réveil. ! Ce sont des moments de désespoir, pendant lesquels il m'est bien difficile d'étouffer en moi les cris, les hurlements de la rage. Je résiste à la tentation et je retombe dans [154] ma douloureuse léthargie. Quant aux Grecs, c'est aussi un poids énorme qui m'accable. Mais, et les Grecs, et nous, et tout, tout n'est-il pas sous la protection de la toute-puissante et toute bonne Providence ? Oh, que l'épreuve est dure et que d'amertume dans ce calice !

Le sujet de la Juive promet beaucoup. On conçoit là de très belles situations dramatiques. Le caractère du ministre me semble très difficile. Est-ce un imposteur ou un fanatique ? D'après ta lettre, ce serait l'un et l'autre 1. Ballanche m'a dit que ton avis avait été, comme le sien, de ne pas vendre. J'ai eu à cette occasion-là des scènes effroyables. Maman paraît avoir renoncé à vendre la totalité ; elle ne veut plus vendre qu'un quart, elle qui voulait tout vendre, non seulement sans mon [155] consentement, mais encore malgré moi ; elle ne veut plus vendre ce quart, (qui cependant est bien à elle) sans mon consentement, sans un acte notarié. Elle est devenue on ne peut plus amicale. Elle me fait des propositions très avantageuses. Les trois quarts restants seront affermés et j'aurai la moitié du produit net [illeg] [156] [illeg]

(1) Le 16 décembre, Bredin développe la même idée à Ballanche.

Please cite as “L934,” in Ɛpsilon: The André-Marie Ampère Collection accessed on 28 April 2024, https://epsilon.ac.uk/view/ampere/letters/L934