To Julie Carron-Ampère (1ère femme d'Ampère)   18 mars 1802

[62] Du Jeudi matin [18 mars 1802]

J'ai donné hier ma première leçon, ma bonne amie et je crois m'en être assez bien tiré, quoique j'espère faire encore mieux à l'avenir, car j'étais, au commencement surtout, un peu tremblant et embarrassé . Ce matin, je me suis amusé à relire les lettres où ma Julie a peint les sentiments qu'elle éprouvait après mon départ. Ces sentiments et ces lettres sont tout ce qui me reste de mon ancien bonheur. Ce serait là ma seule consolation si je n'avais pas l'espoir que Pâques viendra terminer notre séparation. Comme il fait aujourd'hui le plus beau temps du monde, j'ai fait le projet de sortir de la ville pour la seconde fois depuis que je suis ici ; je t'ai rendu compte de ma première et jusqu'à aujourd'hui[63] seule promenade. Je porterai le paquet de toutes les lettres que j'ai reçues de toi depuis que je suis ici et je chercherai un endroit champêtre pour les lire plus à loisir qu'ici, où je suis souvent interrompu par les ouvriers. Je te raconterai ce soir tout ce que j'aurai vu et senti. Pauvre Julie, que deviens-tu à Lyon avec mon petit enfant ? Il se porte bien du moins ; mais toi ?... Je suis toujours en peine de ce que tu m'as dit, il y a déjà quelque temps , que tu étais dérangée ; cela ne devrait pas être puisque le petit est sevré. Tu ne m'as pas dit que cela soit revenu comme ce devrait être. Si tu n'es pas dans ce cas, tu devrais bien m'en avertir pour me tranquilliser.[64] Si tu y es toujours, je te [illisible] \demande/ \en grâce/ de consulter et de faire des remèdes jusqu'à ce que tu n'y sois plus. Cela m'inquiète beaucoup et je te prie de me dire au juste ce qu'il en est, ce que tu en penses, si tu fais toujours quelques remèdes et lesquels est-ce ? M. Vernarel m'a envoyé hier un petit paquet contenant deux bottes et une cravate. Cette cravate est bien jolie ; mon cœur m'a dit que c'est ma bonne Julie qui me l'a choisie et j'en remercie bien ma bonne Julie. Je l'ai mise hier pour donner ma première leçon ; je voulais en profiter pour que \mon cours/ commençât sous de bons auspices. Je voudrais bien pouvoir embrasser celle qui m'a fait un si joli cadeau.[65] Il m'a rappelé la cravate bleue ; t'en souviens-tu ? Pour ton bouquet j'ai réuni Ces fleurs données à ta Julie. C'est l'amitié qui les offrit, C'est le don d'une sœur chérie. J'y joins la couleur qui te plaît ; De la tendresse c'est l'emblème ; Chaque matin, si tu la mets, Tu songeras que Julie t'aime. Toutes mes cravates viennent de toi. Et celles à bord lilas ! Comme elles me rappellent des moments délicieux pour moi, où j'aurais dû pleurer des ennuis que tu éprouvais ! Le souvenir de ce temps me fatigue ; j'étais ivre de bonheur et tu souffrais. Je mourrais de chagrin si je n'étais sûr que tu m'as tout pardonné.

[1274] Du jeudi soir [18 mars 1802] J'ai été faire un tour de promenade comme je te l'avais annoncé ce matin ; j'ai parcouru une petite portion de la route que je voudrais parcourir en entier, de celle qui me conduirait auprès de ma Julie. J'avais passé, en venant ici et avant d'entrer dans la ville, devant une superbe église antique dans le goût gothique, mais très richement ornée ; on l' appelle l'église de Brou. J'ai trouvé, entre cette église et le bâtiment de l'hôpital qui est aussi hors de la ville, un petit chemin champêtre qui m'a conduit à la rivière. Je me suis assis dans un pré où je la voyais couler devant moi.[1273] De l'autre côté de la rivière, des bergers gardaient des vaches ; une bergère chantait dans le lointain. C'est dans ce joli paysage que j'ai relu toutes tes lettres. Quel plaisir m'ont fait éprouver certaines pensées qui n'appartiennent qu'à toi ! Je me plairais à les retracer si je n'avais pas peur que le temps me manquât pour te donner de bonnes nouvelles du reste de ma journée. J'ai été chez M. le préfet pour lui demander la permission en question, et plusieurs autres choses relatives à mon cours. Justement j'y ai trouvé le Maire, l'auteur de la[1035] décision qui chasse les femmes du collège. Je n'ai donc osé parler que du reste ; mais la manière dont il m'a accueilli, et l'envie qu'il semble avoir de tout ranger à ma fantaisie, ne me laisse point de doute d'obtenir cette permission dès que je la demanderai. En sortant de chez lui, j'ai été dîner ; puis j'ai fait deux expériences de chimie pour moi, et j'ai ensuite donné ma leçon. Elle a été aussi bien qu'il était possible, et j'espère que tout ira bien pour moi si tu peux me venir faire une petite visite ; car, sans cela, point[1036] de paix pour moi ; Dans ma cabane obscure, Toujours soucis nouveaux !

M. Beauregard suit mes leçons régulièrement, tant les principales que les répétitions. M. Clerc ne suit que les principales. Aujourd'hui c'était répétition. J'ai observé que M. Beauregard avait un penchant à me donner des avis, sans s' apercevoir que cela pouvait me compromettre. Car, au reste, c'est le meilleur enfant du monde ; il me témoigne beaucoup d'intérêt et je crois que M. Berger a été un peu exagérateur dans tout le mal qu'il[1037] m'a dit de ce ménage. Il n'y a point de fumée sans feu. Mais, comme disait un grand seigneur à une dame de la cour qui se plaignait d'être accusée d'avoir eu six enfants d'un évêque : Rassurez-vous, Madame, on sait bien que de tout ce qui se dit à la cour on n'en doit croire que la moitié. Je ne sais quelles bêtises je t'écris, ma bonne amie ; il semble que je cherche à plaisanter ; mais, si j'ai envie de rire, c'est du bout des lèvres. Je laisse d'ailleurs cela dans ma lettre comme mes tragiques bêtises, pour te donner une idée juste, jour par jour, de l'état de[1038] mon esprit. Il est certain que ma promenade, quelques doux souvenirs et le succès de mes expériences et de mes leçons ont singulièrement tranquillisé cet esprit il y a deux jours si extravagant. Ton absence me fatigue aujourd'hui comme une oppression sur la poitrine, et c'était alors comme l'action d'un émétique.

Quoi qu'il en soit, je ne puis me dissimuler que, grâce au sort qui menace les autres, les choses ne prennent pour moi la meilleure tournure. L'opinion se forme en ma faveur. Adieu, ma bonne Julie, j'entends sonner huit heures 3/4, il faut aller souper. Adieu, dors bien cette nuit, ton mari t'embrasse ; à demain !

[1271] Du vendredi soir [19 mars 1802] Tout va bien toujours pour moi relativement à mon cours et à ma position, ma bonne amie ; mais je suis loin de toi et inquiet de ta santé. Je t'en prie, n'oublie pas de m'en donner les nouvelles que je t'en ai demandées dans le courant de cette lettre. On m'a apporté tout à l'heure différentes machines que j'ai fait faire ici et, entre autres, un bain de fer-blanc tout semblable à celui qu'a pris M. de Jussieu.

Je tâcherai de voir le préfet dans un moment convenable pour obtenir de lui ce que je n'ai pas pu lui demander. Je ne doute pas de sa décision. Mais une chose sur laquelle tu ne m'as pas répondu, c'est sur l'effet que cela pourrait faire ici. Je crois qu'il y aurait à cet égard quelque inconvénient, si ce n'était qu'on sent bien le ridicule de louer une maison pour[1272] une place qui ne subsistera peutêtre pas longtemps . J'ai pensé que tout irait bien en passant par Mâcon. On dit que la route est superbe d'ici là et on y remonte en un jour par une diligence très douce ; il faut malheureusement se lever bien matin. La voiture d'ici à Mâcon est bien montée et part à jours fixes , le lendemain de l'arrivée de la diligence. Il faut nécessairement coucher à Mâcon. Dis-moi ce que tu en penses ? Que je t'aime !

A Madame Ampère-Carron, maison Rosset, n° 18, grande rue Mercière, à Lyon.

Please cite as “L98,” in Ɛpsilon: The André-Marie Ampère Collection accessed on 25 April 2024, https://epsilon.ac.uk/view/ampere/letters/L98