From Jean-Stanislas Couppier   12 novembre [1795]

[1] [La Terrière] Ce jeudi 12 9bre [novembre] [1795]

Permettez, Monsieur, que je commence comme certains éditeurs qui parlent d'abord du papier sur lequel leurs ouvrages sont imprimés. Vous voyez que je vous écris sur une grande feuille de papier sale barbouillée et que j'ai été obligé de couper. C'est tout ce que j'ai pu trouver dans le secrétaire de mon frère, qui ne fait pas une grande consommation en ce genre. Mais n'eussé-je trouvé qu'une feuille de papier à châssis, je n'aurais pas laissé que de vous l'envoyer, car je ne puis pas me passer de vous écrire. Je l'aurais même fait plus tôt, si je l'avais pu. D'ailleurs, j'ai eu tant de regrets de tous les retards qu'a éprouvés ma dernière lettre, que je ne veux pas attendre plus longtemps pour vous envoyer celle-ci. Je ne sais cependant pas de quoi je la remplirai. J'ai enfin quitté Claveisolles mardi matin à 5 heures. Le temps était en partie serein, de sorte que j'ai reconnu à peu près la position du Lion, de l’Épi de la Vierge et de la Chevelure de Bérénice ; mais je n'ai rien trouvé qui ressemblât à ce que je m'étais figuré de Mars. Peut-être était-il caché par les nuages qui passaient continuellement. Au reste, c'est la première fois de cette année que j'ai pu voir les étoiles avant le lever du Soleil. Une autre fois je les reconnaîtrai plus facilement.

Je ne sais pourquoi, Monsieur, je vois toujours des choses extraordinaires dans le ciel. Mais je viens encore de découvrir un phénomène auquel je n'avais jamais fait attention. Il y a environ huit jours que, sortant à 10 heures du soir pour observer les étoiles suivant ma coutume, j'aperçus une clarté du côté du couchant. Elle n'avait aucune couleur, elle faisait exactement l'effet d'un reste de crépuscule. L'Aigle qui allait se coucher occupait à peu près le centre de cette clarté, qui par conséquent paraissait en partie contre la Voie lactée. Je fus quelques moments à croire qu'elle était entièrement [2] due à la galaxie. Mais j'observai ensuite que la galaxie ne paraît que comme une nuée blanchâtre, qu'elle n'éclaire point sensiblement la partie du ciel qui l'avoisine et que d'ailleurs elle paraît presque partout fort étroite, tandis que la clarté que j'observais, quoique très faible, occupait une partie considérable de l'horizon. Je ne sus alors à quoi fixer mon opinion. Ce ne pouvait être une aurore boréale à cause de sa position au couchant. Ce n'était pas non plus la lumière zodiacale, car cela n'avait nullement la forme d'un fuseau. Je veillai jusqu'à 11 1/2 heures pour savoir ce que ce phénomène deviendrait, et je vis diminuer sensiblement la clarté. Le lendemain je fus bien étonné d'observer encore le même phénomène, et le surlendemain de même. Depuis ce temps-là, les étoiles n'ont point reparu au moins le soir. Je ne sais vraiment que penser de mes observations. Ne serait-ce point l'effet de la Voie lactée qui, dans cette partie, est plus large et plus lumineuse qu'ailleurs ? Ou mes yeux m'auraient-ils entièrement abusé ? Je ne pense pas que ce puisse être le crépuscule, quoique cela en fasse précisément l'effet ; car il me semble me souvenir que le plus long crépuscule dure 2 1/2 heures dans ces climats. Vous me feriez plaisir d'examiner si vous n'apercevez rien de ce que j'ai vu.

Un phénomène, qui ne me surprend point, quoiqu'il soit bien fréquent, c'est les étoiles tombantes. J'en vois toujours 5 à 6 dans la soirée. Mais j'en aperçois quelques unes qui sont très remarquables. Elles sont beaucoup plus grosses que les autres, et lorsqu'elles ont fini leur chute, elles s'arrêtent 1 ou 2 secondes en l'air et on les voit éclater, quoiqu'elles ne laissent ensuite aucune trace.

Vous ne croiriez pas que l'étude des constellations m'a conduit à celle de la fable. J'ai été curieux de savoir quelle origine elles pouvaient avoir dans la mythologie et quoique j'aie un dictionnaire de fables en 3 volumes, je n'ai rien pu découvrir [3] sur le plus grand nombre des constellations, par exemple sur le Dragon, une des Couronnes, la Lyre, le Cygne, l'Aigle, le Cocher, le Petit Cheval, le Dauphin, la Flèche et le Triangle boréal. Toutes ces constellations sont septentrionales. Mais il y en a de même dans les autres zones sur lesquelles mes auteurs ne disent rien. Puisque j'en suis aux constellations, je vous demanderai ce que c'est que la tête et la queue du Dragon. L'autre jour je vis dans un Dieu soit béni * un signe pour représenter la tête et un autre pour la queue du Dragon, et cela à la suite des [illisible], sextile, etc. Je ne vois pas quel rapport cela peut y avoir.

Me voilà enfin, Monsieur, à la campagne. Car je puis bien dire que, depuis deux mois, je n'y étais pas. A peine pouvais-je prendre l'air tous les huit jours. Aussi en partant de Claveisolles, quoique ce fût la nuit et par un grand froid, ai-je éprouvé un véritable plaisir à respirer cet air des montagnes, qui est toujours bien plus agréable que celui de nos maisons. Je voulus mesurer avec le baromètre et plus exactement que je ne l'avais encore fait la hauteur de nos montagnes. Mais l'homme [à qui] j'avais confié mon baromètre pour le porter, le [traita] si rudement, que l'air s'insinua dans le milieu [illisible] divisa le mercure en plusieurs petites colonnes et finit par le chasser presque entièrement dans la boule, d'où il s'en perdit la plus grande partie. Ce qui me fâche le plus, c'est que le baromètre n'est pas à moi et que le mercure est probablement bien cher. D'ailleurs je ne sais pas si je réussirai parfaitement à l'introduire. Vous voyez, Monsieur, que je ne vous ménage pas les détails ; j'espère que vous en ferez de même à mon égard. Croiriez-vous que je me retrouve à la Terrière auprès d'une grande bibliothèque, sans en pouvoir tirer un seul livre. La clef en est perdue. C'est une grande privation pour moi. Je suis obligé pour ne pas m'ennuyer de me promener plus que je ne voudrais, et encore ne trouvé-je rien dans mes promenades, pas même des champignons, depuis qu'il [4] a gelé.

Adieu, Monsieur, il faut que je pense à vous quitter ; car je suis au bout de mon papier, quoique mon cœur ait encore bien des choses à vous dire. Je vous prie d'y suppléer et d'être toujours bien persuadé du sincère attachement avec lequel je serai pour la vie votre meilleur ami. Philippon.

Mes respects à Mad[am]e votre mère. Je vous prie de m'adresser toujours vos lettres à Claveisolles, parce que je compte y être avant votre réponse. D'ailleurs j'ai recommandé qu'on me fasse tenir vos lettres à La Terrière, quand j'y serai. Voyez-vous toujours quelquefois Mad[emoise]lle Morandy ? Je vous prie de m'en donner des nouvelles.

Au Citoyen Manin, rue Puits-du-Sel, maison Valton n°65, pour remettre au C. Ampère, à Lyon

Please cite as “L991,” in Ɛpsilon: The André-Marie Ampère Collection accessed on 28 March 2024, https://epsilon.ac.uk/view/ampere/letters/L991