From Jean-Stanislas Couppier   10 novembre [1795]

[1] Ce jeudi 10 Xbre [décembre] [1795]

Je ne sais, Monsieur, que penser de votre silence. Seraient-ce les occasions qui vous ont manqué pour m'écrire ? Auriez-vous fait quelque absence ? Cette incertitude me met dans une terrible perplexité. J'avais lieu d'attendre une lettre de vous samedi dernier d'après votre promesse, et ce n'est pas sans impatience que j'ai vu revenir notre commissionnaire les mains vides. Mais j'avais encore l'espérance que mon plaisir n'était retardé que de quelques jours. Aujourd'hui que nous venons d'avoir une seconde occasion pour retirer les lettres de la poste, je ne sais que présumer de la cause de mon malheur. Je n'ose croire que vous ayez attendu que je vous écrivisse ; vous connaissez assez les délais accidentels qu'éprouve toujours notre correspondance, pour ne pas en ajouter de nouveaux volontairement. D'ailleurs je connais trop bien votre bonté pour moi et vous connaissez aussi trop bien combien j'ai besoin de vous pour ne pas me causer une si grande peine. Je puis vous assurer qu'elle a été bien violente et qu'elle ne diminuera pas jusqu'à ce que vous y mettiez un terme, mais je serais bien fâché que vous prissiez ce que je vous dis pour des reproches. Je suis toujours intérieurement persuadé qu'il n'y entre point de votre faute et pour vous prouver que je n'ai point de doute là-dessus, je continuerai à vous écrire régulièrement toutes les semaines. Mais je vous prie de n'y jamais compter assez pour attendre mes lettres avant de commencer les vôtres. Pour celle-ci, j'espère qu'elle partira dimanche prochain, mais je ne puis rien vous promettre, d'après ce qui est arrivé à celle que je viens de vous envoyer.

Nous venons enfin d'avoir la première nuit favorable aux observations célestes depuis une quinzaine de jours. J'en ai bien profité car j'ai veillé jusqu'à 1 heure 1/2, mais elle m'a fait sentir encore plus vivement la privation de votre correspondance. Car quel plaisir n'aurais-je pas eu si j'avais eu à faire l'application de vos instructions. La seule qui me restait à faire, était celle des ânes.[2] Je crois bien les reconnaître. Mais je suis étonné que vous me disiez que vous ne pouvez pas voir la nébuleuse car malgré ma mauvaise vue, je la distingue très bien, si toutefois je n'ai pas fait quelque confusion. D'ailleurs elle me semble bien aussi apparente que les ânes, surtout l'âne boréal. Je ne comprends pas pourquoi on appelle l'Etable une nébuleuse, car à la vue nue, elle ne me paraît point faire l'effet d'une étoile seule, et avec ma lunette je distingue très bien un grand nombre de petites étoiles qui la composent. Pour que vous puissiez juger si je ne me suis point mépris, voici la position que je lui ai trouvée par rapport au pôle. Du reste ces ânes me paraissent très près de la ligne menée de Pollux à Regulus, mais un peu au midi de cette ligne, c'est-à-dire d'environ trois degrés au plus et plus rapprochés de Pollux que de Regulus. [diag]

Vous m'avez parlé dans une de vos lettres de la changeante du Cygne. Je ne sais si c'est celle dont parle mon auteur, qui dit qu'elle paraît de cinquième grandeur [et] qu'elle disparaît de temps en temps. Il dit que des [var]iations s'exécutent régulièrement en 405 jours. Il ajoute que dans la même constellation il y a deux autres étoiles changeantes moins connues, placées l'une à la poitrine, l'autre à la tête. Il parle encore d'une autre étoile changeante de la Baleine. Il prétend qu'on l'a vue être de 2ème grandeur pendant 15 jours, mais que ses apparitions ne sont pas bien réglées. Vous me feriez plaisir de m'écrire si l'on connaît d'autres étoiles changeantes et de m'apprendre à les connaître. Je remarquai hier au soir qu'au-dessous de Sirius il y a plusieurs étoiles de 2ème ou 3ème grandeur et un très grand nombre de petites, qui semblent former une jolie constellation, mais sans aucune forme déterminée. Je ne sais si ce serait une partie du Grand Chien ou une partie du Navire d'Argo. Je pencherais plus volontiers pour le dernier avis. Mon auteur parle aussi d'une étoile à laquelle il donne 2signes 23degrés d'ascension droite et 34 1/4 degrés de [3] déclinaison australe. J'ai cru l'apercevoir hier; mais je ne suis pas sûr : c'est la principale de la Colombe. Vous me feriez plaisir de répondre à toutes ces questions, de continuer le cours de vos leçons sur les autres constellations, et de me marquer même le nombre d'étoiles de chaque grandeur que contient chaque constellation. Mais je sens que c'est vouloir vous dégoûter de m'écrire, que de vous demander tant de choses, aussi je vous prie une fois pour toutes de ne vous point gêner pour cela et de m'en écrire que ce qui ne vous ennuiera point. Ainsi permettez que je vous fasse encore quelques questions à cette condition. Les planètes ont-elles pris leurs noms des dieux de la fable, ou si c'est au contraire les dieux qui en ont emprunté les noms ? Y a-t-il quelque espèce d'analogie entre ces planètes et les métaux qui en portent les noms, ainsi que les signes qui les représentent comme , , etc. ? Quelle est l'origine du signe et de celui d'Herschel ? A l'occasion des astres, il faut que je vous parle d'un phénomène qui n'en n'a que l'apparence : c'est les étoiles tombantes. J'en observai l'autre jour deux qui laissèrent une trace de tout leur cours dans le ciel blanchâtre, mais qui ne dura qu'un moment. Je ne l'avais pas remarqué jusque là.

Rien de nouveau sur la comète, ni dans le ciel, ni dans les journaux. Je vous ai parlé dans ma dernière lettre de plusieurs instruments d'astronomie. Vous me feriez plaisir de me dire encore un mot sur la forme des astres et l'usage qu'on en fait, tels que le quart de cercle mural, l'instrument des passages et la lunette parallactique. N'y aura-t-il point aussi cette année quelque phénomène à observer comme le passage de Vénus et de Mercure par le disque du Soleil ?

J'ai appris qu'on s'occupait à Lyon de l'exécution de la loi sur l'instruction publique, qu'on a déjà choisi pour l'emplacement des écoles, le grand collège. Vous connaissez sans doute cette loi qui porte qu'outre les écoles primaires de chaque canton où l'on n'apprendra qu'à lire, écrire, chiffrer et mettre l'orthographe, il y aura dans chaque département une école centrale, où il y aura 10 professeurs, savoir : de dessin, d'histoire naturelle, de langues anciennes, de langues vivantes, d'éléments de mathématiques, de physique et chimie expérimentale, de grammaire générale, de belles lettres, d'histoire et de législation. Il me paraît que suivant [4] le décret ces écoles ne seront pas publiques. J'en suis fâché, car j'aurais été bien aise de suivre quelques uns de ces cours quand je serai à Lyon. Le décret porte encore qu'il y aura dans certaines villes, désignées par le directoire exécutif, des écoles spéciales où l'on enseignera l'astronomie, la géométrie, la mécanique, l'histoire naturelle, la médecine, l'art vétérinaire, l'économie rurale, les antiquités, les sciences politiques, la peinture, la sculpture, l'architecture et la musique. Je ne présume pas qu'on juge notre ville digne de tant de science ; elle n'a jamais brillé par là.

Ce vendredi soir. Toujours de nouveaux chagrins. Il vient de m'arriver un homme venant de la poste, qui ne m'a point apporté de lettre de vous. Je ne vous parle jamais de nouvelles. En voici une qui n'est pas belle. Je viens d'apprendre que quatre-vingt brigands réunis de plusieurs endroits, particulièrement des villes voisines, après avoir forcé quelques gens de la campagne à les suivre, ont attaqué une maison qui n'est pas loin de la Terrière : c'est celle de Made de Noyel de Berin à Charentay, entre Belleville et Beaujeu. Ils ont d'abord enfermé tous les gens de cette maison dans une cave, et ont pris tout ce qu'ils ont pu trouver, particulièrement l'argent, la vaisselle, le linge, etc. Je ne puis toujours point recevoir mes cartes célestes, ni mon ouvrage nouveau de Paris.

Je n'ai pas besoin, Monsieur, de vous assurer de mon amitié. L'inquiétude que me cause votre silence vous en doit être une preuve suffisante. Je vous prie de croire que ce sera pour la vie que je serai votre meilleur ami. Mes respects à Made votre mère. Je finis parce que je m'aperçois que je ne ferai plus que bavarder si je continuai à vous écrire avant d'avoir reçu quelque chose de vous ; mais je n'ai d'espérance que pour mercredi.

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