Votre nom apposé sur une affiche annonçant un cours de typophonie par M.M. Painparé 1 et Lupin était une recommandation assez puissante pour que je dusse, en ma qualité de praticien, me rendre à cette séance.
Notre siècle abonde en intrigants qui veulent tirer argent de tout et qui pour en venir à cette fin ont assez d'impudeur pour oser quémander le suffrage d'hommes dont le nom, comme le vôtre, est une bannière sous laquelle se range aveuglément le public qu'on abuse et dont on met à contribution l'ignorance et la crédulité.
Le plus innocent et cependant le plus répréhensible en ceci, est, vous n'en ignorez pas, l'homme considéré qui, cédant aux instances de l'amitié ou de simples connaissances, se prononce sans examen, et sur la bonne foi que tout homme impartial et bon suppose dans celui qui le sollicite, se prononce, dis-je, de manière à devenir, à son insu, le complice de l'intrigue et de l'ineptie, du plagiat et de la rapacité.
En captant ainsi votre approbation, Monsieur, on s'est sans doute bien gardé d'éclairer votre jugement et de vous soumettre la comparaison de la typophonie avec les ouvrages du même genre, dont la supériorité vous aurait étonné. La partie saine du public sait sans doute à quoi s'en tenir sur ces suffrages de complaisance. Elle sait que[6] personne, dans l'état d'agrandissement de nos connaissances, ne peut être universel ; elle ne vous fera pas un reproche de n'être point sténographe et d'avoir cru vous rendre utile en couvrant de votre égide une production qu'on vous a vantée, et dont vous n'avez pu apprécier par vous-même la juste valeur ; mais le public qui ignore et qui ne voit l'abus que quand il a été victime de la duplicité, donne de confiance dans l'appât qu'on lui présente, et c'est là qu'est le mal, monsieur.
Le mal n'est pas seulement là encore, en honorant de votre recommandation un ouvrage qui en est indigne, vous dépopularisez votre nom, désormais le public devient incrédule et défiant sur vos jugements, alors, que ferez-vous en faveur du mérite réel ? l'intrigant aura usé votre crédit et le talent restera sans appui.
La tachygraphie, malgré la sanction méritée de toutes les illustrations de son temps, malgré la publication de plus de vingt mille exemplaires, est tombée faute de brièveté suffisante, et on ne lui a jamais rien reproché autre ; après un exemple semblable, Monsieur, quelle sanction deviez-vous accorder à la typophonie, qui est encore de moitié moins brève, il fallait lui laisser subir le jugement du temps qui ne se laissera pas attendre.
C'est une erreur chez les uns, et une cupidité chez les manipulateurs de la typophonie, de croire que cette absurde écriture, puisse jamais remplacer l'écriture usuelle, qui a passé par la filière de milliers d'années. Les progrès qu'a fait faire à l'enseignement[7] de l'écriture les nouvelles méthodes calligraphiques, ne laissent pas même entrevoir le besoin d'une plus grande perfection, s'il était possible de porter plus loin la diversité, la simplicité et l'admirable harmonie de nos lettres. Tout le monde peut aujourd'hui savoir écrire lisiblement en 25 ou 30 leçons ; tous nos enfants dès l'âge de six à sept ans savent lire. Que peut-on donc de plus, sinon de multiplier les maîtres et de protéger l'instruction primaire ?
Quant à l'orthographe, si elle est évidemment une superfluité dans certains mots, elle est en général d'une nécessité absolue, notre langue fourmille d'équivoques qu'elle seule peut éclaircir ; Figaro a gagné son procès pour un accent omis sur la particule où ; et nos bons paysans n'ont pas besoin d'apprendre la sténographie pour mettre l'orthographe à l'Index. La sténographie ne peut donc jamais être autre chose que l'auxiliaire de l'écriture usuelle, qu'un art d'agrément et d'utilité de plus ; et tant que la brièveté manquera à la sténographie, on pourra dire que le fruit n'est pas mûr.
Monsieur Lupin a beaucoup vanté l'habileté de sa fille dans la pratique de la typophonie ; c'est un éloge direct à sa capacité et non pas à l'ouvrage, et cela prouve seulement que si elle eût appliqué son talent à une meilleure méthode, elle aurait fait en sténographie un sujet très rare.
Enfin, Monsieur, si la typophonie renfermait une seule idée neuve, s'il était possible de la critiquer sans attaquer tous les autres ouvrages desquels elle a tiré[8] par lambeaux sa pitoyable existence, je vous en entretiendrais plus longuement, mais en parler de nom, seulement, est déjà donner à ses auteurs trop d'importance et du reste je m'en réfère à la justice que le public en a faite à sa première apparition.
Du reste, Monsieur, croyez que l'inconséquence avec laquelle vous vous êtes laissé immiscer dans un tripotage de coterie, de gens qui ne savent que trop qu'avec des protecteurs et de l'audace on parvient toujours à faire des dupes, n'altère en rien la parfaite considération et la haute estime, avec laquelle j'ai l'honneur d'être, Monsieur, votre très humble serviteur. Un rédacteur sténographe près les tribunaux.
Please cite as “L1117,” in Ɛpsilon: The André-Marie Ampère Collection accessed on 13 December 2024, https://epsilon.ac.uk/view/ampere/letters/L1117