To Claude-Julien Bredin   11 septembre 1812

[11 septembre 1812 ?]

[103]Mon bon ami, combien je te remercie de la lettre que tu m'as écrite ! Je voulais y répondre plus tôt, tout de suite ; mais comment faire ? Tu n'as pas idée de ce qu'ont été ces huit jours de rapports, de tableaux d'élèves, de séances de 5 à 6 heures à la Commission du personnel ! Oh, si ! Tu sais tout cela, tu as été bien des fois ainsi surchargé et tu m'écrivais encore mourant de sommeil, et moi je ne t'ai pas écrit ; et moi j'ai été nommé juré à la Cour d'assises jusqu'à la fin de septembre, et j'ignore si je te verrai cet automne ; tous ces projets dont je nourrissais mon cœur avec tant de délices sont évanouis. Barret m'a écrit ; je ne sais quand je pourrai lui répondre, mais ce sera bientôt, bientôt surtout si j'en trouve le temps - un peu de temps ! Dis-lui qu'il faut bien que je n'en aie pas puisque je ne t'écris pas, à toi ! Je le crois à Lyon, et alors ne le vois-tu pas souvent ? Parlez-vous de moi ?

Dis-moi le nom de baptême de Dupré, qu'il écrit ainsi Meye ; je n'ai jamais pu le lire, ou plutôt l'interpréter. Demeure-t-il n° 86 ou n° 8 bis, il écrit 86. Lequel veut-il dire ? N'ai-je pas cru deux jours qu'un billet de lui était une mystification de la personne qui a peint ce que t'a remis M. Andrieux ? Il avait simplement signé Meye ; à cette heure, je n'y serai plus trompé. Je saurai que c'est cet excellent Dupré. A propos, M. Andrieux t'a-t-il remis la caisse, le théâtre allemand et la lettre psychologique qu'il faut me conserver bien précieusement ? Mon ami, je ne vis pas loin de toi. écris-moi de grâce et de longues lettres bien détaillées ; parle-moi de Camille et de Ballanche qui ne m'a pas écrit une seule ligne !

[104] 14 août au soir 1 - Il y a deux ou trois jours que cette lettre a été commencée ; depuis qu'elle a été interrompue, je n'ai pu en écrire une seule ligne ; j'ai pourtant tant de choses à te dire sur celle à laquelle elle répondait et que j'ai, depuis, relue bien des fois, toujours avec de nouvelles émotions ; je t'y vois malheureux sans comprendre précisément la cause de tes chagrins. J'ai là cette lettre et, avant que j'y aie répondu, j'en reçois une seconde. Tu penses toujours à moi, tu sais que tes lettres portent le calme dans mon âme, et tu n'oublies pas de m'écrire. Combien je t'en remercie. Je viens aussi d'en recevoir une de Dupré, où je vois que je le trouverai encore à Lyon, car mon voyage est absolument décidé. Je serai près de toi, de lui, de Camille, de Ballanche, les premiers jours d'octobre. Sans ce jury, j'y serais dans trois jours.

Je vois que tu as reçu tout ce dont M. Andrieux s'était chargé ; c'est tout ce que je désirais. Ma réponse à la lettre de Maine de Biran que je t'ai envoyée, n'est pas une simple réponse. Elle contient toutes les bases de la théorie du quatrième système. C'est dans cette vue qu'elle doit être lue indépendamment de la lettre de Maine de Biran. Le principe des déductions a priori s'y trouve. S'il y est enveloppé dans du fatras, vous saurez bien l'en démêler. Dis à Dupré, je t'en prie, que je lui ferai de vive voix réponse à sa lettre d'hier soir, si je ne puis lui répondre d'ici là. Ce serait à mon grand regret, mais j'ai tant de lettres ! Si je pouvais du moins répondre à Barret !

Tu me disais dans la précédente que nulle vie d'homme[105] n'était plus bizarre, plus décousue que la tienne ; et la mienne donc ! Ah, mon ami ! vois la mienne, comme elle a passé, et combien de fois, d'un ensemble de sentiments, de projets, de manières de voir, à un autre tout différent !

Aujourd'hui j'ai appris deux découvertes capitales, l'une en chimie, l'autre en physique, et c'est de quoi toute ma tête est pleine. Mais la meilleure moitié de mon être est si tourmentée, des sentiments si froissés de toutes parts !

Pourquoi as-tu été tenté de ne pas m'envoyer cette lettre qui, tout en me faisant partager tes peines, a tant soulagé les miennes, en me montrant que je n'étais pas le seul qui souffrît ainsi, dont l'âme fût pleine de ces douleurs vagues que personne ne sait ni plaindre ni concevoir ! Toi, du moins, tu m'aimes bien. Si tu craignais de me peindre tes chagrins, je serais privé de la moitié, et il faudrait me priver de l'autre moitié en te cachant les miens. Tu me demandes quel est ce dénouement ? 2

Est-ce si difficile à comprendre ? Un homme de ta connaissance se laisse surprendre d'une fantaisie qui n'altérait pas sans doute le fond des sentiments dont son cœur est rempli, mais qui les fit taire quelque temps. Il s'y livra tellement que, sans un événement imprévu, il n'y aurait plus eu de retour pour lui à sa première existence, si douce et si triste à la fois. Le lendemain, il se trouve avec [celle ]dont l'image était trop faite pour te plaire 3. Jamais il n'avait[106]point encore éprouvé encore d'embarras semblable à celui qu'il sentit alors. On lui en demanda la cause avec ce langage de la vraie amitié tout puissant sur lui ; il l'avoua ; on ne lui répondit rien, et il ne soupçonna pas d'abord tout le mal qu'il avait fait à une âme semblable à la tienne. Un regard si douloureux jeté sur lui l'obligea à chercher un autre entretien. Il trouva son amie malade, il ne put rien éclaircir et il fut loin encore de penser que le chagrin y eût contribué. Bientôt il eut à choisir entre l'occasion la plus favorable de contenter des désirs insensés ou de passer quelques heures auprès d'un être souffrant qui, la tête enflée, ne pouvait qu'à peine écouter la lecture d'un livre insignifiant, mais qui paraissait lui procurer quelques distractions. Heureusement qu'il n'hésita pas, quoiqu'il ne sût pas encore combien il avait à réparer. Tout le reste fut oublié, négligé. Une âme blessée, voyant ces soins donnés par la tendre amitié de celui qu'elle croyait désormais tout livré à une passion étrangère, sent renaître un peu de confiance.

Bientôt une explication pleine de larmes amena cette phrase où elles échappèrent en plus grande abondance : Il faut choisir entre l'amour et l'amitié et pour jamais la seule amitié ! Tu le sens[107] bien, cher ami, cela voulait dire entre un penchant indigne d'une âme comme la tienne ou la sienne et un sentiment céleste. Aussi le choix était fait avant que la phrase fût achevée ! Il n'y a plus eu que l'embarras de dénouer des liens qu'on s'était efforcé de serrer. Le voyage à Lyon, auquel tu mets tant de prix, n'a d'abord été imaginé que pour y parvenir ; d'autres motifs l'ont depuis rendu nécessaire, comme tu le sauras bientôt : des affaires d'intérêt bien ennuyeuses, même bien pénibles. Nous en parlerons.

Je viens de recevoir une lettre de Dupré dont je t'ai déjà parlé. Excuse-moi auprès de lui ; je ne puis lui répondre tout de suite. Cela m'est impossible à présent ! écris-moi encore, et tout de suite pour que je puisse encore lire une lettre de toi avant mon départ. Parle-moi de Camille ! Je te prie, si cela t'est possible, d'aller un jour voir Poleymieux ; je te dirai quelle circonstance, aussi fâcheuse que tout le reste, me le fait si vivement désirer ! Tu sais que je t'en avais donné les clefs qu'avait Monsieur le Curé.

Adieu. Un instant de[108] plus et deux heures sonneraient ; la boîte serait levée et cette lettre ne pourrait plus partir aujourd'hui ! Supplée à tout ce que je te dis encore pour toi et pour les autres.

A monsieur Bredin fils, Professeur d'anatomie à l'École vétérinaire à Lyon (Rhône)
(2) Ampère a écrit août par erreur ; mais il répond à une lettre du 25 août. Il faut donc lire septembre.
(3) Lettre de Bredin du 25 août, répondant à la Lettre .
(4) La Constante amitié.

Please cite as “L425,” in Ɛpsilon: The André-Marie Ampère Collection accessed on 4 May 2024, https://epsilon.ac.uk/view/ampere/letters/L425