To Jacques Roux-Bordier   1813

[1813]

[773]Mon cher ami, vous ne sauriez croire le plaisir que m'a fait votre lettre qui m'a été remise par M. Rigaud. Il n'y a que quelques jours, et je n'ai pu encore le revoir. Je ferai tout ce qui pourra lui être agréable, et il m'a tant pressé de lui parler de psychologie que je lui ai exposé les idées de différents psychologistes, particulièrement de Kant, etc., sur ce qu'Ancillonappelle le premier problème de la philosophie, ainsi que la solution de ce problème, ignorée jusqu'à présent, et que mes dernières discussions avec Maine de Biran ont achevé de compléter. Nous aurions bien dû causer à Lyon de ces fondements de toute connaissance au lieu de ne nous occuper que de classification et de ce tableau que j'ai aussi complété. Vos observations m'ont fait bien voir qu'à cette époque, il n'y avait, comme vous l'avez si bien dit, point d'harmonie. En effet, au lieu de cinq phénomènes, en faisant exception des traces, que je comptais alors dans chaque système, il y en a réellement huit et la plupart de ceux que je regardais comme correspondants ne l'étaient pas réellement, la correspondance existant le plus souvent entre des phénomènes signalés dans un système à cette époque, et ceux d'un autre système que j'ai reconnu depuis. Ces phénomènes, alors inaperçus, ont rempli, dans le troisième système, la lacune[774] que vous aviez remarquée avec raison entre la formation des classifications d'individus et celle des idées générales : cette lacune enfin remplie ne laisse plus aucune obscurité sur la génération et la nature des idées générales. Il arrive aujourd'hui qu'il n'y a et n'y aura jamais dans l'entendement que nos quatre mêmes systèmes, mais qu'ils sont chacun composés de bien plus de phénomènes que je n'en avais déterminés, quand nous étions ensemble à Lyon.

Quant à Maine de Biran, mes idées, sans combattre directement les siennes, les ont tellement bouleversées, que je ne crois pas qu'il publie son ouvrage, dont il dit qu'il est fort dégoûté, sans le refondre entièrement ; quant à moi, je ne rêve qu'a la publication du mien, sous ce titre : Introduction à la philosophie. Depuis que cette lettre est commencée, j'ai eu deux conversations importantes avec Maine de Biran. Nous voilà entièrement d'accord sur le premier problème de la philosophie, et à peu près sur la nature et le degré de réalité des connaissances objectives. Il paraît qu'il adoptera tout à fait ma manière[775] de voir sur ce point, comme j'ai admis depuis longtemps la sienne à l'égard des connaissances subjectives. M. Rigaud m'a dit que vous n'aviez point voulu lui parler de psychologie, en lui disant que je lui en parlerais. Il me l'a tant demandé que, me trouvant d'ailleurs la tête pleine dans cet instant de la question de ce que nous pouvions connaître des noumènes, et jusqu'à quel point nous en pouvions connaître quelque chose qui y fût réellement et indépendamment de nous, que je lui exposai en abrégé les idées de Locke, de Reid, de Leibnitz et de Kant à ce sujet ; puis je lui donnai une idée de mon point de vue. Il parut assez satisfait du tout ; mais, comme on dit : c'est la manière de faire en France et qui sait ce qu'il en pensait au fond de l'âme ? Il a remis à faire connaissance avec Thénard jusqu'à ce que M. Vauquelin, auquel il s'est adressé avant de me voir, lui ait rendu compte d'expériences qu'il lui a promis de faire sur des bouteilles de rosée empreintes d'aria cattiva qu'il lui a remises. Je vous dirai que j'ai tellement changé[776] les idées de Maine de Biran au sujet de Kant qu'il me disait ce matin que Kant était le plus grand métaphysicien qui eût jamais existé. Au sujet de Reid et de l'école écossaise, j'ai su ce qu'on en pense à Londres. Il y a, dans cette dernière ville, une école très rapprochée de Kant et de Schelling, qu'elle admire beaucoup et qui dit que Reid, Dugald Stewart, etc., sont aux vrais métaphysiciens ce que de bons cuisiniers sont aux chimistes. Je trouve cela admirable de justesse et de vérité. Quant au fameux anathème, il n'est pas sûr qu'il ne fasse plus de bien que de mal à la science. Vous savez l'effet de la contradiction en fait d'opinion. Qui sait s'il n'en est pas de même au sujet de la civilisation ? Tout l'espoir qui lui reste en Europe, est en Allemagne. Lisez la comparaison que fait Ancillon, entre les Français et les Allemands et vous n'en douterez plus.

Ah, la réunion de l'automne passé[777] à Lyon 1, quel éternel sujet de regrets ! Pourquoi la dernière époque de ma vie où j'ai trouvé du bonheur sur la terre, est-elle passée sans que je puisse me flatter qu'elle puisse jamais revenir ? Que ne donnerais-je pas pour qu'elle revienne ! Comme je n'aurai rien à faire jusqu'à Pâques ou même jusqu'au 20 avril, j'ai été tenté d'aller passer cinq ou six semaines à Lyon, seulement pour être pendant ce temps-là avec Bredin. J'y ai cependant renoncé depuis ; mais si, dès que vous aurez lu cette lettre, vous m'écriviez que vous allez vous y rendre, je vous répondrais sur-le-champ que je pars le lendemain et, avant quinze jours, nous discuterions sous les beaux arbres du bois de l'école vétérinaire au chant du rossignol qui est si délicieux au printemps ; écrivez-moi vite ce que vous pensez de cela ! N'y a-t-il rien qui vous attire à Lyon plus encore que les rossignols, et surtout que la solution du premier problème de la philosophie et le tableau de l'intelligence humaine ?

Ce labyrinthe est à présent une promenade où le fil d'Ariane ne permet plus de se tromper de route, plein de fleurs et d'eaux vives  ; comment en quitter les ruisseaux, les bocages,[778] pour ces déserts brûlés par les rayons du soleil mathématique qui, en répandant sur tous les objets la plus vive lumière, les brûle et les flétrit, les dessèche jusqu'à la racine et ne laisse plus, au lieu de ces frais et mystérieux ombrages et de ces fleurs à peine entrouvertes, pleines de leur fraîcheur native, que les sables éclatants la stérile étendue.

Comme il vaut mieux errer sous des ombres mobiles et entremêlées d'une douce lumière, que de marcher le long de cette route toute droite, tracée sur des plaines arides où l’œil embrasse tout et où l'on n'a rien à chercher, rien qui semble nous fuir pour nous exciter à le poursuivre ! D'ailleurs que d'autres sujets de conversation entre nous que la psychologie, surtout à présent ! Comme nous serions contents réunis de nouveau à Lyon ! Cela dépend de vous. Adieu, mon cher Roux, vous savez quelle est l'amitié que je vous ai vouée. Tout à vous. A. AMPÈRE

P. S. : Avez-vous entendu dire que M. Morichini, en exposant des aiguilles d'acier aux rayons chimiques invisibles qui sont au delà des rayons violets du spectre, les a aimantées par cette simple exposition 2?

(2) Ampère est passé à Lyon fin octobre 1812 (cf. L427), où il a manqué de peu une occasion de voir Roux-Bordier(cf. L428) ; c'est probablement à cela qu'il fait référence en parlant de regrets.
(3) MORICHINI, Domenico Lino. « Mémoire sur la force magnétisante du bord extrême de rayon violet... Extrait de la Bibliothèque Britannique ». Journal de physique, de chimie, d'histoire naturelle et des arts. 1813,t. 76, mars, p. 208-215 ; t. 77, octobre, p. 293-316.

Please cite as “L287,” in Ɛpsilon: The André-Marie Ampère Collection accessed on 29 March 2024, https://epsilon.ac.uk/view/ampere/letters/L287